Frigyes Karinthy : "Malades rieurs"
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diffusion à la Radio Suisse Romande
Le harem du padischah AladÁr[1]
I
Eh oui, c'est vrai, il n'était pas rare
que nous évoquions Aladár, le pacha Aladár, nous,
compagnons de table partis avec de grandes espérances mais
enlisés dans le giron d'un café enfumé dont jadis, il y a
peut-être vingt ans, il fut un modeste membre bienséant ; qui
aurait pu imaginer que… Même s'il y en avait qui essayaient
d'affirmer qu'eux avaient toujours deviné en Aladár, fils de la
boucanerie de Ferencváros[2] la personnalité promise à un
grand avenir, ce n'était qu'une justification a posteriori. Je me
souviens parfaitement que ce furent les mêmes qui furent le plus surpris
quand les premières étonnantes nouvelles nous parvinrent sur
Aladár…
Avouons-le, au début on le prenait
pour un fou. Plus tard, au vu dans ses succès, tout au plus un habile
aventurier. Ensuite un escroc de grande envergure et ensuite…
Nous devions renouveler relativement
souvent l'image que nous nous faisions d’Aladár. Depuis le jour
où il a disparu de notre cercle, nous n'avons eu que de vagues
nouvelles. Il est certain qu'il était brusquement devenu un homme plus
intéressant que nous autres qui suivions son parcours avec attention. Le
jour où Botos nous a apporté la lettre dans laquelle
Aladár racontait qu'il était devenu marchand de tapis à
Alger et qu'il y faisait de bonnes affaires, nous avons haussé les
épaules en disant que ça n'avait rien d'étonnant, il
était le fils de son père, bon commerçant, de la viande
fumée ou des tapis c'est du pareil au même, son engouement pour
les arts et principalement pour ce qu'on appelle l'art de bien vivre qui
l'avait conduit dans notre compagnie, n'était apparemment qu'un vernis.
Mais son cas n'était pas aussi
simple.
Deux ans plus tard la nouvelle qui nous a
tous laissés pantois a fait l'effet d'une bombe : Aladár
avait fait une carrière militaire dans quelque armée exotique, il
avait battu les troupes occupantes anglaises, la presse mondiale était
pleine du général Aladár, les journaux publiaient sa photo
dans un incroyable costume d'opérette, c'était bien lui, nous
n'avions pas la berlue, sous son casque guerrier orné d'une
queue-de-cheval sa tête blonde et douce bien connue.
Et ainsi de suite, bientôt nous
n'eûmes même plus le temps de nous étonner.
Aladár est grand prêtre dans
une congrégation asiatique dont nous ne connaissons même pas le
nom. Elle règne pourtant sur cinquante millions de fidèles, une
bagatelle, dans un pays théocratique où ce rang représente
un pouvoir et une fortune incommensurables, une sorte de Dalaï-Lama…
Des voyageurs qui l’ont vu rapportaient des merveilles du luxe oriental
dans lequel il vivait…
Aladár est prince. Il existe au pied
de l'Himalaya un pays au nom imprononçable, c'est le sien, Aladár
a une cour comme il se doit, une grande autorité, il est en relation
diplomatique avec des États européens.
La carrière d’Aladár,
ce vivant conte de fées de nombreuses années, a fini par nous
lasser. Puis, pendant une dizaine d'années ce fut le silence. Nous nous
sommes faits à l'idée qu’Aladár serait un jour
empereur de Chine, il fonderait la dynastie A-La-Dar et inscrirait son nom dans
l'histoire des dieux. On n'avait nulle nouvelle information, on ne pouvait
d'ailleurs pas en avoir, sinon au compte-gouttes de ce qu'on pouvait lire dans
des publications scientifiques sur son compte. L'Asie est loin, nous avons
failli oublier Aladár, Aladár est même devenu ennuyeux,
Aladár avait perdu son charme à nos yeux comme à
l'école, une leçon d'histoire.
Et c'est ainsi pourtant que les
dernières nouvelles qui nous sont parvenues par le truchement d'un
témoin digne de foi ont réveillé notre
intérêt pour Aladár plus intensément encore que si nous
avions appris, mettons, qu'il avait effectivement été
nommé empereur de Chine. Ces nouvelles ont directement ravivé
notre attention, en tranchant dans notre chair, dans la profondeur de nos
désirs les plus intimes et de notre nature la plus humaine.
Aladár a apparemment renoncé
à la politique, à la carrière militaire ainsi qu'à
la prêtrise mystique ; il avait préféré le
capitalisme oriental. Il s’était installé tout un domaine
quelque part dans la péninsule indochinoise où il avait
réalisé selon certaines informations ce parfait idéal de
l'art de bien vivre dont nous avions jadis tant rêvé ensemble.
Ce qui nous excitait le plus c'est que dans
le prospectus qui relatait la légende d'Aladár c'est un
prodigieux harem qui jouait le plus grand rôle. Aladár avait
fondé un harem à la façon des coutumes locales :
actuellement Aladár, le padischah Aladár, a une cinquantaine de
femmes, il vit comme Sardanapale, et le plus beau c'est que selon certains
indices, sur le plan physique et spirituel il a réussi à joindre
à ce bonheur antique princier le confort de notre siècle ;
c'est qu'il a installé le palais des plaisirs babyloniens et les jardins
de Sémiramis avec le goût d'un nabab américain. Les
données précises nous manquaient mais nous croyions savoir qu'il
possédait un avion et une radio et qu'il avait même
été vu en vêtements européens.
En un mot : la parfaite illumination
du roi Salomon, avec des lampes à arc à haute tension.
Jusqu'alors nous ne faisions qu'admirer
Aladár. Cette fois c'est notre jalousie qui éclata. Botos frappa
sur la table :
- Putain, mon vieux, ça, c'est
une vie ! Tu penses, cinquante femmes, sélectionnées dans
toute l'Asie, les plus beaux spécimens, des filles de mandarins chinois
soigneusement préservées, des femmes guépards arabes, des
vierges éthiopiennes, des fleurs à la peau d'olive et aux yeux
verts comme Mae Wong[1] au cinéma, puis des beautés
caucasiennes à l'étincelante chair blanche. Et tout ça
pour lui ! Une pour chaque jour, selon son caprice. Eh ben, mon
pote ! Je suis trempé de sueur rien qu'à
l'idée !… Eh, Mademoiselle…
Il jeta un regard osé sur la
chétive serveuse qui accourait en toute hâte vers notre table.
- Un croissant ! – hurla
Botos comme s'il exigeait de cette jeunette asservie à ses désirs
impériaux la restitution de son trésor depuis longtemps perdu.
Six mois plus tard, en ma qualité de
journaliste, à l'issu du mémorable atterrissage forcé du
Zeppelin en Indochine, j'ai soudainement et par hasard eu droit d'entrée
dans le harem du padischah Aladár.
II
Première grande surprise :
à la place d'un exotique palais des fées, une assez jolie, assez
grande bâtisse mais certainement pas un château, plutôt
quelque chose comme un cottage anglais, ou une maison de vacances, ou comment
dire ? Un hôtel ou une pension de famille.
Je m'attendais à ce que des Indous
en costume d'Adam me bandent les yeux et me traînent devant leur
souverain.
Sur mon coup de sonnette, un domestique
ensommeillé vient m'ouvrir.
- Qui cherchez-vous ? -
Demande-t-il en anglais.
- Le Padischah, balbutié-je,
terrorisé. Je suis un tel et un tel… Son collaborateur, j'ai des
recommandations… Je préfère peut-être lui adresser
une demande ou… plutôt… une requête…
Le domestique hausse les épaules.
- Vous voulez parler à Monsieur
Stux ? Je vais l'appeler.
Je n'en reviens pas. Aladár
s'appelle effectivement Stux, ou plutôt s'appelait avant de… Oui,
c'était bien Stux… En revanche…
Je n'ai pas le temps de méditer. Le
domestique crie quelque chose, il me pousse devant lui… J’escalade
un escalier assez large puis je me trouve dans un local circulaire bien
éclairé d’où s'ouvrent une quantité de
portes. Le domestique a disparu mais j'entends sa voix :
« Monsieur Stux ! Dépêchez-vous, un compatriote… ».
Des pas dans l'escalier, une porte s'ouvre, et apparaît Aladár.
Il porte un veston gris, un pantalon blanc
loin d'être immaculé, un col de chemise ouvert. Des documents
à
- Hein… Dites au coursier de
m'attendre… Ou plutôt… Qu’il revienne demain…
Ou mieux… Le premier du mois…
Ensuite il me rejoint vite. Son visage a
beaucoup changé, il s'est émacié, il a vieilli, il est
agité de tics. Pendant qu'il me tend la main il regarde autre part.
- Salut, Kovács.
Sa voix est aimable mais aussi naturelle
que si on s'était quittés la veille.
J'arrive à peine à
proférer "Aladár…" et je sens que je me fige en
statue de sel.
Il sourit un instant mais ça ne dure
pas.
- Qu'est-ce qui t'épates ?
Tu me trouves changé ? Que veux-tu, c'est la vie. Prends place, mon
cher. Quoi
Le monde tourne autour de moi, mais je fais
l'effort de m'asseoir. J'entends à peine ma propre voix quand j'entame
mécaniquement :
- Chez nous… Tu peux
l'imaginer… On ne parle que de toi… De ton extraordinaire
carrière…
Il fait un geste désabusé de
la main.
- Bien sûr…
L’aventure algérienne… La prêtrise… On n'a pas
encore oublié ces balivernes à la maison ?
- Des balivernes… ?!
Il fait la moue, il veut répondre
mais au même moment un cri déchirant de crécelle retentit derrière une des
nombreuses portes.
- Aladá… ár !
Je sursaute, effrayé. Aladár
ne tressaille pas, il blêmit seulement un peu plus. Il dresse
nerveusement les oreilles et me chuchote :
- Pardonne-moi… Un instant…
Oui, oui, c'était Fatima… Je reviens… Je dois te quitter une
minute…
Et à haute voix, en anglais, vers
une porte.
- J'arrive, ma chérie…
Tout de suite, mon ange… Un ami, d'Europe, mon trésor…
Et tout en parlant il disparaît
derrière une porte.
Je suis planté là, je regarde
anxieusement autour de moi à la recherche d'une issue possible. Alors
c'est une autre porte qui s'ouvre brutalement. Une beauté orientale de
haute taille, la peau olivâtre, les yeux étincelants, penche son
buste en avant. Elle est habillée à l'européenne.
- Aladá… ár !
- Crie-t-elle sur un autre registre mais non moins coléreux que le
précédent. – Combien de temps tu crois que je vais
encore attendre mon fer à friser ? Une fois de plus tu
préfères t'envoyer en l'air avec
Elle me voit.
- Oh, pardon. Ce n’est pas
lui ? Où diable il traîne encore, ce minable…
Et elle claque
- On entre ici comme dans un moulin,
on ne sait plus sur qui on tombe dans sa propre maison.
Aladár paraît au même
moment. Un peu haletant, une joue rouge, l'autre pâle. Il affiche un
sourire forcé.
- Excuse-moi, cher ami…
Maintenant je suis à ta disposition… eh, Fatima est un peu
nerveuse. Ça lui passera… Euh… Où en
étions-nous ? Alors comme ça, chez nous… Euh… J’espère
que tu restes pour déjeuner ?
Brusquement une nouvelle voix retentit
derrière nous.
- Mais voyons… La place ne
manque pas… De toute façon, moi je vais au restaurant, je ne
déjeune pas avec Lao-Tsi… Avec cette pouffiasse… Elle a
copié ma robe… C’est d'ailleurs de ta faute…
Nous nous retournons tous les deux. Un
petit bout
- Ma chérie, pour l'amour du
ciel… Attends… Tu n'as pas raison… Je n'ai jamais
conseillé à Lao-Tsi de se faire faire la même.
Puis il se tourne vers moi.
- Oh… Excuse-moi, mon cher
Feri… Permets-moi de te présenter à une de mes
épouses préférées… À ma chère
Andalousie. Voici Monsieur Kovács, mon vieil ami…
Andalousie me toise et déclare du
bout des lèvres :
- Enchantée. Un bel homme.
Est-il marié ? Si oui, il ferait mieux de déguerpir, avant
d'apprendre de ce vaurien comment on fait pour torturer une femme à mort
rien que parce qu'elle est douce, raffinée et fidèle, elle ne
trompe pas son seigneur, pourtant ce ne sont pas les possibilités qui
manquent, des hommes autrement plus vaillants que votre petit cornichon d'ami
bavent après moi !
Elle repart sur ses talons en sanglotant et
claque la porte derrière elle.
Aladár est pris d'un rire acerbe.
- Ha, ha, ha… Andalousie est un
peu nerveuse. Tant pis… Ça lui passera… Tu sais bien comment
sont les femmes. Mais je te présenterai à Eudoxia, elle est grecque, un ange, un vrai ange, tu vas
voir. Mon unique consolation, une épouse délicate, nous sommes
très heureux ensemble… Nous irons faire une promenade au parc tous
les trois, tu veux bien ? Pour parler du bon vieux temps… Oh le bon
vieux temps à Budapest…
Il n'achève pas. Une nouvelle femme
surgit par une porte. Cheveux noirs, yeux bleus, un peignoir minimum. Elle
pousse un cri.
- Aladá… ár !
Aladá… ár ! John vient de me dire que tu as encore
renvoyé la facture de Robinson au mois prochain. J'en ai honte, je n'ose
plus me rendre au salon, la modiste ne livrera jamais mon chapeau… Tu me
rends folle… Folle… Folle… ! Au secours !…
- Seigneur, Eudoxia…
- Tu oses encore ouvrir la
bouche ?! Aïe, je n'en peux plus…
L'instant suivant une nature morte
arrachée du mur vole vers la tête d'Aladár. Je
m'écarte et je me sauve, pris de panique. Fracas, cris et hurlements. Du
bas de l'escalier j'aperçois encore les cinquante portes qui s'ouvrent
avec une femme dans chaque embrasure. Elles crient, elles gesticulent, elles se
crêpent le chignon, elles se ruent sur Aladár dont la tête
pâle sombre dans le tumulte.
J'ai pris le rapide du soir pour l'Europe.
Je n'ai jamais raconté à personne mon aventure dans le harem du
Padischah Aladár, cinquante fois mari sans jamais porter la culotte.