Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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Un bon vivant

 

Même un civil de plus de quarante ans s'habitue à la mort comme le soldat dans la guerre : ses camarades tombent les uns après les autres comme sous une rafale allant s'intensifiant. On dirait que depuis là-bas les armées, l'artillerie et l'infanterie de sa seigneurie de l'au-delà, les microbes, les dépressions, les faillites s'approchent des tranchées où nous nous sommes si confortablement installés, nous avons presque oublié où nous sommes (et où "on nous a amenés", comme le disait le bidasse de jadis à ses bons parents dès qu'ils l'ont mis au monde). Des gens dont Tante Mali remarque à juste titre « qu'autrefois ils ne faisaient jamais des choses pareilles » commencent à mourir : même le camarade le plus proche qui a revêtu l'uniforme le même jour que nous, avec lequel nous avons peiné dans les mêmes lignes, avec la même bêche pour creuser la tranchée, est tout à coup touché au cœur. Les jours comme ça, en rentrant à pas lourds du cimetière du quartier, nous nous mettons à scruter l'horizon : sacré nom, ça ne va vraiment plus bien du tout, cette Puissance inamicale ne doit plus être loin si des noms familiers apparaissent si fréquemment dans cette rubrique inconfortable du carnet, ou encore en page de couverture encadré de noir.

C'est à ce mémorable banquet qu'une grenade est tombée le plus près de moi.

Nous célébrions au club une autorité intellectuelle arrivée de Paris, nous nous étions réunis nombreux pour l'accueillir. Avant le dîner, pendant que la présidence s'affairait autour de l'illustre invité, nous sommes montés à plusieurs dans la salle de jeux. Un modeste baccara s'est tout de suite formé, et je n'ai pas honte de dire que dans la limite d'une petite mise je m'y suis mis pour tuer l'ennui. Monsieur Kanya tenait la banque. Mon voisin, Károly Térei, fin esthète et éminent poète pessimiste, ne jouait pas ; dans un style grotesque bien à lui, sous des sourcils nuageux, il me chuchotait à l'oreille des observations mordantes sur le compte de nos amis du club. Près du banquier, à la tête de la table, András Hód prenait les cartes, négligemment, rythmiquement, avec son habituelle élégance blasée, posant distraitement sa tête superbe sur la paume de sa main gauche, au-dessus d'un plastron aveuglant de blancheur.

Térei le désigna du doigt avec un rire enroué.

- Regarde-la, votre idole. Votre idole, András Alcibiade Hód, favori officiel des dieux grecs associés, il louche.

- Pourquoi loucherait-il ? - Répondis-je nerveusement car je perdais ma mise pour la deuxième fois.

- Parce qu'il aimerait reluquer la carte du banquier par en dessous. Monsieur le génie en art de vivre, chevalier des vestiaires, héraut de l'éternelle beauté, du courage et du paradis terrestre essaye de tricher. Tricher comme nous autres, misérables oiseaux de malheur défiant la mort, en mal d'idéaux.

Je répondis après un moment d'observation attentive.

- Tu plaisantes, il ne voit même pas sa propre mise.

En effet. András Hód était justement en train de pousser derrière la ligne d'un geste paresseux et indifférent tout un tas de jetons dans lequel alternaient en grand désordre des couleurs rouges, bleues et jaunes. Pendant ce temps, sans même y jeter un regard, sans même calculer, ne serait-ce qu'approximativement la somme qu'il allait risquer (somme que j'estimais très conséquente), il tournait la tête en arrière pour entreprendre un échange d'idées fort amical avec un de nos compagnons qui venait d'arriver et qui s'était planté derrière sa chaise. András Hód avait manifestement dû lui dire quelque chose de gentil, une de ces idées charmeuses à propos d'une femme ou du théâtre. « Neuf pour la banque », dit le croupier, on a balayé les mises mais la tête retournée de András Hód n'a même pas frémi, il poursuivait allègrement son aimable conversation. Je n'ai pas pu retenir un sifflement. J'ai soufflé à Térei :

- Tu vois, il n'a même pas idée de la somme qu'il a perdue.

- Attends un peu, quand il va gagner, me souffla-t-il en retour.

La belle main aristocratique de András Hod passa aveuglément et despotiquement dans le tas de jetons pour en balayer au hasard près de la moitié, puis les pousser paresseusement derrière la ligne, pendant que lui, toujours le dos tourné, poursuivait sa discussion.

- Gagné, dit le croupier. Ensuite il s'est mis à distribuer les jetons, les versant habilement de la pelle comme d'une pagaie dont perleraient des gouttes d'eau colorée à chaque mouvement. András Hod ne se retourna même pas quand la pelle parvint à sa mise pour y ajouter son gain ; mais dès qu'elle parut glisser au suivant, il dit au croupier doucement et calmement par-dessus son épaule :

- Six autres blancs pour moi, mon garçon, ils sont là sous le bleu.

Le croupier touilla les jetons, opina de la tête et paya courtoisement les six pengoes  qui avaient échappé à son attention. Le montant total de la mise approchait mille.

Térei me pinça, me jeta un regard victorieux. J’étais pris de vertige. Térei me susurra :

- Rien ne lui échappe, mon cher, c'est pour la galerie qu'il exhale cette apparence païenne d'une légèreté dionysiaque, avec son spectaculaire toupet d'artiste caché dans la crinière, au sommet du crâne, c'est l'œil perçant du vieux Shylock qui guette et veille sur les petits sous qui font les grands forints.

Plus tard, au banquet, je me suis encore retrouvé à côté de Térei. Dès la soupe il recommença à déverser son amère ironie.

- Je vois que tu préférerais t'asseoir au voisinage de András Hód comme ses autres admirateurs. Mais ce serait pour rien, il n'aurait pas le temps de s'occuper de toi : sa préoccupation du moment est de cuisiner le grand chien français[1]. As-tu remarqué avec quel charme et quel naturel il s'est placé face à lui au proscenium ? Et ce Français a déjà les yeux qui brillent, il est tombé sous son charme. Tout n'est ici que pur calcul, mon cher, jusqu'à la dernière nuance de la voix. Il n'est pas homme à se laisser faire, c'est moi qui te le dis.

Je l'interrompis :

- D'après Géza il vient de perdre un gros paquet, il est à sec.

- Ne crains rien pour lui. Il a déboursé exactement ce qu'il avait prévu, son forfait obligatoire pour donner de lui l'image d'un sage flambeur, méprisant les biens matériels. Il rentrera dans ses frais, je ne m'en fais pas, ce n'est pas lui qui connaîtra le sort du vieux comédien dans la dèche. Il nous enterrera, nous, les jeunes. Je te jure que ça ne me fait ni chaud ni froid. Je lui céderais gratis les quelques misérables années qui me restent. Regarde… !

On aurait dit que András Hód était effectivement dans son élément. En se penchant en avant il expliquait quelque chose au Français qui, complètement subjugué, ne lui répondait que par des petits cris d'enchantement ravi. Des bribes de mots nous parvenaient ; il dépeignait le destin malheureux de notre patrie et il se préparait justement à marquer un grand coup : ses yeux brillaient. À ce moment, derrière son dos, le Français fut intercepté par une personnalité officielle, porteur d'un message. Le Français interrompit András Hód en criant ah, mille pardons, et se mit à parler doucement avec le messager. András Hód regarda autour de lui pensivement dans sa soudaine solitude au milieu de la grande salle. Lorsque la lumière du lustre l'éclaira de face j'ai vu quelque chose d'étincelant et j'ai compris avec effarement que ses yeux étaient baignés de larmes. À travers ses larmes il dut relever mon étonnement. Il esquissa un sourire chagriné et par-dessus trois épaules qui nous séparaient il me tendit la main.

- Salut, camarade ! Ça fait des jours que je ne t'ai vu… Tu en fais une tête ! Tu vois, je ne peux te regarder sans que mes yeux se couvrent de larmes, pourtant il ne faudrait pas ! Toi non plus ! Ça n'en vaut pas la chandelle ! Rions et buvons… À la tienne !

Je suis resté coi : les larmes dont il parlait faisaient référence à un deuil profond et récent qui touchait ma famille. Il m'avait déjà à plusieurs reprises déversé sa compassion chaleureuse et virile. Le fait d'y revenir une fois de plus, au milieu des excentricités de ce banquet fastueux, avait un caractère intime et me faisait grand honneur, cela me serra le cœur, me remplit de gratitude mais aussi de gêne.

Je ne savais pas quoi répondre. Térei m'aida à revenir sur terre et me souffla à l'oreille de sa voix rauque :

- C'est vraiment diabolique ! Tu as vu ce qu'il a fait ? Ses yeux étaient chargés de larmes pendant qu'il parlait avec le grand chien, les larmes étaient préparées pour la fin de la tirade, synchronisées, réglées comme un shrapnell qui doit sauter au bon moment ! Et tout ça : peine perdue, il était là avec ses larmes, mais le Français l'avait plaqué… Que pouvait-il faire ? Chercher une nouvelle victime pour faire exploser sa charge… Et c'est toi qui lui es venu à l'esprit, faute de mieux, pour ne rien gaspiller ! Quel homme ! Il ne plaint pas sa peine, kleine Fische, gute Fische, il a réussi à obliger quelqu'un à vie pour pas cher ! C'est moi qui te le dis, il sait retomber sur ses pattes ! Mais il y a une chose que je ne comprends pas : comment on peut investir un aussi lourd appareil pour faire tourner une chose aussi misérable qu'une vie humaine, vivre à tout prix, vivre, vivre ! Oh, ces…

J'étais tout retourné, j'ignorais si je devais faire crédit aux observations de Térei, à son jugement sur le cas. Je me suis tu et un malaise anxieux commença à me tenailler.

Cette scène n'a précédé la catastrophe que d'une heure et demie au plus.

Nous déambulions lentement, en descendant dans la nuit froide de décembre, en manteau et chapeau. Quelqu'un lança en l'arrière : "Maître Hód ne vient pas ?" J'ai encore entendu sa voix du haut de l'escalier : « Les gars, allez-y sans m'attendre, je vous rejoins au Ritz. » En bas, nous piétinions devant la porte dans la rue glacée. Nous attendions une voiture. Je ne sais pas exactement l'heure qu'il était. Il nous sembla entendre des cris filtrés par les fenêtres. Quelqu'un observa même qu'un chahut avait dû éclater dans la salle de jeu : « ou bien c'est le "Baron" qui a peut-être trop bu et il fait du ramdam ». La porte s'ouvrit violemment. Lajta, le petit reporter, fut projeté comme un chiffon. Sa figure était mortellement blême.

- Messieurs…, bégaya-t-il.

Je me souviens qu'on le fixait mais personne n'a rien demandé.

- Messieurs… András Hód… s'est tiré une balle… au petit coin… à l'étage… Pardonnez-moi, je dois… courir… mais plus tard…

On le suivait du regard pendant qu'il s'éloignait en trébuchant pour courir à la rédaction la plus proche.

Je ne garde en mémoire pas un seul mot de tout le brouhaha autour de moi. La première phrase sensée que je pus déceler du début à la fin a été la suivante :

- C'est vraiment épouvantable, mais nous devrions tout de même partir, Messieurs. Il fait au moins quinze degrés sous zéro, rester sur place, c'est la pneumonie assurée.

L'auteur de la phrase était Károly Térei. Il remonta le col de son manteau, tremblant de froid. Seul le bout de son nez dépassait de son écharpe de laine.

 

Suite du recueil

 



[1] En français dans le texte.