Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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Un homme nÉgatif

 

Une double incitation psychique contradictoire me contraint de vous rapporter sans aucun commentaire ce que je sais de cette effroyable affaire, ou plutôt ce qu'on en a dit… Je vous l'expose, jugez vous-mêmes comme vous l'entendrez. Je dois faire un aveu : je suis rongé de remords depuis le jour où, il y a peu, sous l'effet des événements, le souvenir de ce café des immigrés parisiens m'est revenu. Par mon silence je commettrais peut-être un crime contre ma chère patrie, la Ladomérie, et je sais parfaitement qu'un tel crime contre notre pays constitue une haute trahison même si c'est un crime par omission. En revanche je dois également confesser que reservatio mentalis mon sincère aveu n'est pas exempt d'une arrière-pensée timide et gauche qui m'y encourage : l'espoir secret que l'on ne me croira pas, et que dans le pire des cas, si l'on m'y contraint, ou si je dois répondre des conséquences, je pourrai me rétracter et dire que moi-même, en la racontant, j'avais pris la chose pour une simple plaisanterie.

Il y aurait même un peu de vrai.

Je reconnais que la nuit en question, installé en tête à tête avec Milán dans un coin désert du refuge parisien des immigrés je prenais tout ce que j'entendais pour argent comptant même si ça me faisait dresser les cheveux sur la tête. Force est de reconnaître que la personnalité charismatique de Milán m'avait toujours impressionné au détriment d'un jugement clairvoyant. Par-dessus le marché nous avions un peu bu. Et si jusqu'à présent je n'en ai parlé à personne c'est que jusqu'au lendemain à midi j'ai cuvé mon vin et, réveillé dans ma chambre glaciale, bâillant, de méchante humeur, je me suis senti confus de ma crédulité.

Mais cette nuit-là…

Pour des raisons politiques Milán était contraint depuis des mois à un séjour forcé à Paris, loin de notre patrie commune. Je l'ai retrouvé à sa table d'habitué à l'heure même où une édition spéciale du Figaro publiait à la une, accompagnée des commentaires appropriés, la surprenante information (éveillant en nous des sentiments forts mitigés) selon laquelle la Ladomérie aurait élu par acclamations Carco Caracalla premier shérif (cette qualité correspond chez nous au rang de premier ministre ou de chancelier).

Cette nouvelle m'a été désagréable, je l'avoue. Bien que je ne connusse pas personnellement Caracalla, je n'avais pas une bonne opinion de lui. Aujourd'hui je peux en parler ouvertement. Le peuple de Ladomérie, désenchanté de sa propre ivresse, a secoué les chaînes de la tyrannie, et même s'il n'a pas encore pu totalement extirper le pullulant "esprit nouveau", il est en voie de recouvrer les nobles traditions de l'humanisme bâtisseur ; quant à ma modeste personne, je sens déjà que ce processus permettra bientôt mon retour définitif dans ma patrie.

Mais revenons à nos moutons.

À l'origine même de cette affaire il y a une différence entre nous. Tandis que l'intéressante nouvelle n'a provoqué en moi qu'un haussement d'épaules boudeur, elle a réellement bouleversé Milán. J'en ai eu un haut-le-corps : Milán a pâli, il s'est presque effondré et pendant de longues minutes il a eu le souffle coupé. J’ai commencé prudemment à essayer de pénétrer la raison de cette réaction démesurée.

- Voyons, c'était prévisible ! Je m'étonne que justement toi, tu en sois surpris… Toi qui autrefois, c'est notoirement connu, nourrissais avec Caracalla une amitié des plus intimes…

Il regardait distraitement et fébrilement dans le vague par-dessus ma tête, il n'a pris conscience de ma question que longtemps après.

- Qu'est-ce que tu dis ?… Oui, effectivement… Une amitié intime, peut-être plus encore… Une amitié d'enfance. Nous allions à l'école ensemble…

Il eut un rire sombre et rauque. J'ai essayé de le calmer.

- D'accord, je comprends… Personne n'ignore non plus qu'aux jours du grand tournant politique, voire bien avant, suite à votre opposition idéologique, vous vous êtes éloignés, même socialement parlant. Personne ne peut te rendre responsable, toi qui es resté fidèle à tes principes, d'avoir fait confiance dans tes enthousiastes années de jeunesse à des personnes indignes qui t'ont fait croire que vous vous battiez pour des idéaux communs. Tu ne pouvais pas prévoir jusqu'où cet homme se laisserait emporter par sa vanité ; ce n'est pas ta connaissance des hommes qui t'a trompé, tu as simplement été trop crédule… Il soupira.

- S'il ne s'agissait que de cela, Marius. Je ne suis pas assez idiot pour me reprocher mes imperfections. Ce n'est pas là que le bât blesse…

- Qu'est-ce qui cloche alors ? À l'égard de qui ressens-tu des remords ? - Il me fixa.

- Lui. À l'égard de lui, Marius.

Je haussai les épaules.

- Tu ne veux tout de même pas dire… que la réussite de ton ancien ami t’aurait également ébranlé dans tes vieilles convictions sur la mission et le devoir de l'homme et du patriote ?

- Tu ne me comprends pas. Mais comment le pourrais-tu ? Tu parles de réussite ? Mais c'est justement ça qui est horrible… Moi, j'aurais eu le moyen d’empêcher cette réussite, ce "progrès", cet "esprit nouveau", si alors j'avais été plus clairvoyant, si la peur mesquine du ridicule ne m'avait pas retenu…

- C'est aux événements d'août que tu fais allusion ?

- Août !… non… non… ce n'est ni la politique ni l'idéologie qui me déchirent le cœur.

Il me fixa soudain, sa voix se fit comme menaçante.

- Marius… tu t'en souviens ?… Ça devait être il y a huit ans… Nous nous connaissions déjà, tu étais au courant de mon étroite amitié avec Caracalla… Un jour, tu te rappelles ? Je me suis ouvert à toi de l'horrible maladie qui avait atteint Carco…

Je fronçai les sourcils.

- Ah oui ! Bien sûr que je me rappelle… Même le débat scientifique d'une véhémence extrême que nous avons eu à cette occasion… Une histoire de thyroïde… Caracalla a énormément maigri…

- Énormément… oui… On peut dire énormément…

Milán rit bizarrement et tressaillit.

Il rentra en lui-même, médita, murmura des mots sans suite. Puis de façon inattendue il s'étira, il me regarda dans les yeux farouchement et fermement et de la façon la plus cohérente et la plus sensée il déclara ce qui suit, l'aventure la plus incroyable et la plus incompréhensible que j'aie jamais entendue.

Sous l'effet du souvenir une seule chose trahissait son excitation croissante : la rage avec laquelle il avait agrippé le bouton de mon manteau au point de l'arracher.

*

- Oui, je tenais beaucoup à Carco et lui, il était presque en adoration pour moi. À l'école déjà il était parmi les premiers à prendre fait et cause pour mes pensées humanistes encore nébuleuses et informulées mais enthousiastes… Dans les combats universitaires aussi, il fut mon écuyer et fidèle compagnon. Je suis encore convaincu de sa sincérité d’alors car c'est non seulement en paroles, mais aussi en actes qu'il a pris part à notre œuvre d'édification de magnifiques et grands idéaux. Il s'est chargé bénévolement d'enseigner à notre communauté… De travailler anonymement à une longue dissertation qui…

- Mais à quoi bon expliquer ? J'avais de bonnes raisons de le considérer comme un homme sincère et vrai… De faire confiance à sa mission et à son accomplissement… De le compter avec nous parmi ceux qui mèneraient au triomphe la Constitution à Visage Humain…

- Accomplissement…! C'est pas mal…

- N'est-ce pas singulier ? C’est lorsque son étrange, inhabituelle maladie aurait le plus dû, dans sa forme emblématique, éveiller mes soupçons que j'ai le plus investi ma confiance en son évolution psychique. Pense donc, un homme qui grandit psychiquement et qui physiquement diminue, qui voit son corps s'étioler… J'ai trouvé alors cela naturel, sur la base de cet imbécile principe hégélien de contradiction…

- Carco était un jeune homme costaud, large d'épaules. Son amaigrissement brutal remplissait ses amis de désolation. Oui, ta mémoire est bonne, on a pensé à une dégénérescence thyroïdienne mais aucun diagnostic fiable n'a pu être formulé… Lorsqu'il en fut au vingt-cinquième kilo perdu, nous nous sommes réunis pour  aviser. Sur le plan financier Carco était loin d'être à l'aise, ses livres ne se vendaient pas. De plus, compte tenu de son idéologie dure, intraitable et non dissimulée, les positions, les avantages moraux et sociaux auxquels il aurait pu prétendre par son savoir et son assiduité lui échappaient… Nous avons cotisé pour l'envoyer en Norvège où le fameux professeur Manilla répandait alors sa nouvelle doctrine sur les fonctions des glandes endocrines… Si quelqu'un pouvait aider Carco, c'était lui. - Au début il m'a envoyé du courrier de Norvège mais ensuite il ne m'a plus écrit.

- Cela a dû se passer six mois après son départ. En sortant un matin, tout endormi, de ma salle de bains et en m'approchant de mon bureau, je suis resté cloué sur place : un portemanteau à forme humaine était assis sur la chaise, ou plutôt, pas vraiment assis mais avachi, les membres pendants. Je l'ai reconnu à sa voix, pourtant cette voix aussi avait changé, elle avait grimpé aux aigus et elle était voilée, lointaine, d'outre-tombe. C'est ce serpent humain qui haletait totalement désespéré : « Milán, comme tu vois, Manilla n'a pas pu m'aider, il me l'a fait savoir à la fin. Je suis rentré chez moi pour mourir en silence et dans la paix comme qui a achevé sa tâche ici-bas. Mais je ne veux pas que quiconque pensant un jour à moi, se rappelle cette monstruosité que je suis devenu… Tout le monde ignore mon retour, c'est ce que je voulais… Je n'ai pas d'argent, je n'ai plus de projet… Je viens te voir pour végéter les jours qui me restent dans la maison de mon plus fidèle ami, caché, paisible, tous mes comptes réglés… Permets-moi de rester ici… Je ne te dérangerai plus longtemps… » Je l'ai embrassé, les larmes aux yeux, si on peut appeler étreinte, serrer sur sa poitrine un tuyau d'arrosage. Dire que Carco n'avait que la peau sur les os n'exprime pas son aspect pendouillant à mon épaule, même la peau et l'os ont une dimension indubitable. Sans même évoquer sa peau, cette pellicule de bulles, il n'était qu'un squelette amaigri ramené à quelques centimètres, sur sa face, ce ruban allongé, les arcs gothiques de ses sourcils montaient jusqu'au ciel, ses yeux et la ligne de sa bouche avaient une longueur montante mais aucune largeur, tout comme une poupée de baudruche dégonflée tirée par deux enfants cruels. J'ai aménagé ma chambre pour l'héberger, je lui ai promis de ne laisser entrer ni médecin ni prêtre, de ne jamais trahir sa présence, pour que, le jour où il partirait pour son dernier voyage, le monde puisse croire qu'il n'est jamais revenu de Norvège. Je l'ai mis au lit, j'ai placé sa tête au milieu de l'oreiller (ce ne fut pas chose facile), je l'ai couvert, bordé, et je l'ai encouragé à dormir. Le lendemain matin j'ai constaté avec effroi que Carco avait continué de maigrir, il n'était plus que la moitié de sa largeur de la veille. Les traits de son visage avaient complètement disparu, l'emplacement de son nez était simplement signalé par une plaque dure proéminente qui aurait pu servir de rasoir… Il ne parlait plus, ou on n’entendait plus ses paroles, mais il respirait encore car, en découvrant son corps, vers le milieu de ce long bâton de l'épaisseur d'un câble quelque chose palpitait convulsivement… Il n'était naturellement pas question pour lui de s'asseoir ou de se lever ; quand j'ai tenté de l'extraire de son lit il s'est déversé sans force des paumes de mes mains…  Que pourrais-je raconter encore ? Je vois dans tes yeux que tu soupçonne déjà de quelque chose… Mais que pèsent ton soupçon face à la réalité !… Oui, le surlendemain j'ai trouvé dans le lit, à la place de Carco une ficelle de deux mètres, un bout dépassait à chaque extrémité de l'édredon… Le troisième jour la ficelle n'était plus qu'un fil à coudre, un fil noir (Carco avait la peau basanée, je ne l'ai donc pas perdu de vue), le cinquième jour un cheveu que je ne pouvais distinguer qu'à la loupe. Et le sixième jour Carco a complètement disparu… Disparu, fondu, anéanti… J'ai pu le constater toute incertitude exclue, car j'ai soigneusement passé la main sur le drap, retourné et secoué l'oreiller et l'édredon, et je n'en ai pas trouvé la moindre trace, pas même sous le microscope le plus puissant. J'étais son ami, je l'ai pleuré, j'ai fait dire une messe basse pour le salut de son âme, j'ai allumé un cierge au chevet du lit. Par piété je ne me suis plus couché dans le lit qui était à la fois son catafalque et sa tombe, je dormais sur le canapé - et maintenant, écoute bien, Marius. Une semaine plus tard, mon domestique faisait le ménage du matin. Il m'a averti que le drap commençait apparemment à s'effilocher. Il en avait retiré un long fil qu'il comptait jeter. Pris d'une prémonition singulière je l'en ai empêché. Je lui ai pris le fil des mains, je l'ai allongé sur le lit… Le lendemain, le fil était déjà plus épais. Le surlendemain c'était comme un fil à coudre, le quatrième jour, une ficelle, le cinquième un câble. Et le sixième jour j'ai reconnu Carco. C'était bien lui, il était revenu et reprenait du poids. Mais alors il n'aurait pas trépassé ? Une véritable torture pour moi. Aurait-il mené une vie d'asperge toute une semaine sous une forme ultramicroscopique, avant de recouvrer mystérieusement une nouvelle vie ? Impossible ! Puisque j'avais fait laver la literie à l'eau chaude et à la soude ce qui tue toute vie comme chacun sait… Et pourtant… C'est quinze jours plus tard que la lumière s'est faite en moi : le matin où le toujours maigre mais déjà vigoureux Carco s'est mis à parler. Il a demandé à manger avec une fermeté étonnante. J'ai salué plein de liesses sa résurrection, mais sa voix et son ton ont figé les mots dans ma gorge. « Laissons les lieux communs ! », dit Carco avec un mépris sarcastique, « ça ne sert à rien, nous sommes entre nous. Garde tes belles phrases pour d'autres, tu les ressortiras quand tu voudras électriser la foule. Car j'espère que tu as suffisamment de jugeote pour marcher avec moi, le seul qui ait une chance de faire carrière dans ce pays de crétins. Maintenant apporte-moi, mon petit-déjeuner puis assieds-toi, je vais te dicter un éditorial dans lequel nous monterons les mauves et les jaunes les uns contre les autres. Nous toucherons de l'argent des deux côtés, cela nous permettra de fonder la caisse du parti de Caracalla, la future banque de Ladomérie. Dès que je serai sur pieds, je me mettrai à la propagande. »

- Ce qui s'est passé après tu le sais déjà, Marius… Caracalla a emporté des succès les uns derrière les autres… Il n'a pas cessé de monter… Avec ses discours il a hypnotisé les masses… Il leur a pris leur esprit, tu comprends ? Tu comprends ça ? Il leur a pris leur esprit… Tu te demandes pourquoi je m'accroche à cette expression ? N'as-tu toujours pas compris ce qui est arrivé à Caracalla ?! Ce qui prend quelque chose aux choses et n'y ajoute rien est, selon l'enseignement des mathématiques et de la physique, toujours négatif. L'absence de quelque chose est moins que rien : c'est négatif. Tout à l'heure, en lisant la presse à la gloire de Caracalla, tu as haussé les épaules. Il était écrit sur ton visage que tu me reprocherais de me soucier de cette nullité, de cet homme de rien, que l'imbécillité de la foule a hissé là où même quelqu'un d'entier aurait du mal à lui être utile…

- Tu te dis qu'ils se réveilleront, qu'ils le souffleront de son trône comme une poussière… Tu te trompes, Marius. Cet homme n'est pas un néant inutile, une nullité, un point zéro à la limite du gel et du dégel. Cet homme est sensé et nuisible, il est moins que le vide, c'est une quantité négative, une force destructrice qui consomme et éventuellement anéantit l'existant… Comme une valeur négative qui, si elle atteint la limite du positif, le ramène à zéro, pour cesser elle-même aussi d'exister et pour laisser le néant derrière elle après sa mort… Tu sais, Marius, cette nuit de cauchemar quand j'ai vu diminuer et définitivement disparaître la chose Carco, mon brave et fidèle ami… Une chose horrible s'est produite cette nuit-là : Carco s'est réduit à rien mais n'a pas cessé d'exister, il a franchi le point zéro, il est passé dans le monde négatif, et depuis c'est ainsi qu'il vit, qu'il se fortifie afin de retrancher de la valeur positive de la vie et de l'avenir les quantités qu'il avait pu y ajouter durant sa première vie si riche en contenu.

 

(1933)

 

Suite du recueil