Frigyes Karinthy : "Malades rieurs"
Hajdusek
En ce temps-là j'ai collaboré
quelques semaines avec la troupe d'un vieux théâtre.
J'apparaissais tous les jours à l'heure dite dans les coulisses, avant
mon tour je passais chez les filles pour un petit bonjour, je baguenaudais,
oisif, dans la loge collective des hommes où les divers comtes,
mendiants, personnages shakespeariens, jeunes premiers et autres étaient
assis devant la glace en caleçon et couronne royale ou encore en
perruque blonde, se collaient des moustaches, sirotaient leur soda, jouaient
à la belote avec des cartes spécialement sales et criaient toutes
sortes d'insanités. À intervalles réguliers apparaissait
un homme chétif et triste, le régisseur de plateau (il est
curieux que dans les théâtres gais le personnel est
généralement pensif et chagrin). « S'il vous
plaît, Monsieur B., veuillez vous préparer », disait-il
avec douceur et infiniment de sérieux comme le gardien de la
Conciergerie que l'on envoie accompagner le condamné à
l'échafaud. Le monsieur B. en question posait son jeu, « je
coupe, j'ai un atout, attendez, j'ai juste une apparition, je reviens de
suite », disait-il, il mettait son chapeau empanaché, s'enfonçait
la dernière bouchée de sa saucisse au raifort et montait sur
scène.
Le troisième ou quatrième
jour de mon séjour chez eux, quelqu'un cria du bas de l'escalier
vermoulu :
- Voilà Hajdusek !
Une effervescence s'ensuivit aussitôt
dans la loge, ils délaissèrent leur carton, ils ricanèrent
dans la gaîté générale.
- Amenez-le, vite qu'il monte !
L'escalier grinça, la porte couina
et devant la tête hilare du gros comique apparut sur le seuil une
silhouette singulière, longue et maigre, fantomatique : on aurait
dit qu'il ne touchait pas terre. Il est vrai qu'on le poussait
par-derrière.
Un œil exercé, habitué
des rédactions, des théâtres, des industries liées
au grand public, pouvait d’emblée reconnaître en lui un
certain type de fou inoffensif circulant en liberté ; ils se
ressemblent tous, les inventeurs et les sauveurs de l'humanité, les
planificateurs politiques : ils s'arrêtent au seuil de la
pièce, fixent le ciel des yeux, ils se mettent à déclamer
à haute voix, des gratte-papier et des bureaucrates subalternes les
entourent, les bousculent, les taquinent, les asticotent un moment avant de les
expédier dans l'entreprise concurrente où ils se dirigent bel et
bien, avec patience et dignité. Ils ne remarquent rien, ils vont leur
chemin avec douceur et patience et prêchent durant des années,
voire des dizaines d'années ! Leur apparition provoque
généralement une joie débridée, en tous ils font
jaillir le goût de vivre. L'employé le plus triste, le plus sot,
le plus négligé, le coolie et l'esclave du train-train journalier
peuvent pour une minute se sentir en face d'eux une personnalité, un
artiste en l'art de vivre ; il se rend compte fièrement qu'il
appartient à cette société intelligente, supérieure
et raisonnable qui a rejeté ce malheureux de son sein. Voilà
qu'il existe quelqu'un que, même lui, il peut brocarder en lui tapant
amicalement dans le dos comme le patron ou le petit chef en use avec lui.
Ce Hajdusek était l'archétype
même de ce genre d'homme. Sa maigreur effrayante, sa pomme d'Adam
proéminente, ses sourcils jointifs, son regard dément fuyant vers
le lointain, avec de répugnantes dents noires derrière ses
lèvres minces affichant un rictus béat, un veston noir luisant de
crasse et un chiffon semblable à un bas appliqué en guise de
cravate sur une chemise sans col auraient fait rire Don Quichotte de sa propre
caricature. J'attendais avec curiosité de savoir quel métier,
quelles idées fixes hautement alimentaires, il exerçait pour
n'avoir pas encore péri dans sa hurlante misère.
Les comédiens l'entourèrent
dès son entrée. Ils se mirent à l'admonester avec indignation.
- C'est du joli, Maître
Hajdusek ! Vous nous laissez mourir de peur à risquer de vous voir
rater la première !… Le public est en transe.
Hajdusek souriait doucement,
acquiesçait de
- Allons, allons, vite ! On n'a
pas le temps ! La grande scène du premier acte commence dans dix
minutes. (On était en effet dans la première moitié du
programme.)
Et avant qu'il ne pût ouvrir la
bouche ils se mirent à le prendre en main, Hajdusek faisait de son
mieux, vite mais sans précipitation, avec un zèle
dévoué.
Ils préparèrent d'abord le
masque. Ils tartinèrent un épais fond blanc sur sa figure
osseuse, là-dessus diverses taches se superposèrent : une
tache hectique rouge sur la joue droite, des points bleus et verts avec un gros
anneau percé d'une flèche à gauche. Une demi-moustache
à droite, une demie barbe à gauche. Puis la perruque : une
magnifique chevelure dorée, abondante et ondulante. Par-dessus tout cela
un shako de hussard avec pleureuses effondrées. Et on commença
à l'habiller, une botte à un pied, une pantoufle à
l'autre. Ils enfilèrent vigoureusement sur ses genoux noueux le
caleçon noir de Hamlet, et pendant qu'ils le manipulaient quelqu'un eut
l'idée de me présenter.
- Maître Hajdusek ! –
lui hurlèrent-ils à l'oreille. – Ce monsieur est le
rédacteur en chef du "Times" de Londres, il est venu à
Pest exprès pour rendre compte de l'énorme succès et pour
vous extorquer une interview ! Le temps qu'on peigne votre perruque,
auriez-vous l'amabilité de livrer quelques mots ?
C'est alors seulement que j'entendis sa
voix. Un graillement aigu bizarre, laborieux, chantant, une voix de fausset
pourtant rauque.
- Je vous en prie, avec grand plaisir.
- Mais il ne comprend que l'anglais !
– lança un petit figurant.
Hajdusek se tourna vers moi en hochant une
tête au regard radieux, il se mit à m'encourager avec une patience
bienveillante.
- Ça ne fait rien… Ce
n'est pas grave… Ce n'est pas de sa faute… Mais au moins, voir, il
voit aussi bien qu'un Hongrois, n'est-ce pas ?… Il ne comprend
vraiment rien en hongrois ?
J'étais forcé d'entrer dans
son jeu. On me soufflait de lui parler en charabia, mais moi j'ai cru mieux
faire de lui répondre directement.
- Malheureusement pas un mot – lui
dis-je en parfait hongrois. Il m'a aussitôt rassuré.
- Je vous en prie, cela ne fait
rien… Nous pensons affectueusement au public averti d'Angleterre qui nous
reconnaît… Il est dommage que vous ne parliez pas le hongrois et
que vous ne puissiez pas comprendre le haut pyramidion des circonvolutions de
l'esprit…
- Vous avez raison, Maître,
j'apprendrai le hongrois – dis-je respectueusement. Ma
compréhension lui fit manifestement plaisir. Il jeta un regard
interrogateur autour de lui. On l'encouragea :
- Récitez quelque chose de
votre rôle pour que ce stupide English voie à qui il a affaire.
Il se dressa.
- De la grande scène ?
- Oui ! Oui !
Hajdusek avança d'un pas, il tordit
gauchement un bras, la paume tournée vers le haut. Il ferma un court
instant les yeux puis on n'en vit plus que les blancs dirigés vers le
plafond. Et d'un ton chantant, incroyablement aigu et monotone, pleurnichard et
glapissant, il commença à débiter.
Le très petit enfant
Ne chagrine pas ses parents
Savez-vous ce qu'est la
patrie ?
Rose rouge, pensée
fleurie
D'idéaux en toi
débordant.
Bruyant gloussement général.
Hajdusek porta son regard interrogateur sur le bon vivant qui comprit ce qu'il
voulait. Il me dit :
- Ah oui… Vous devez savoir, Mister Chamberlain, que maître Hajdusek récite
sur scène exclusivement ses propres poésies, dans le rôle
principal de ses drames en vers… Il n'a pas besoin d'autre auteur. Ce que
vous venez d'entendre est aussi de sa composition.
Hajdusek ressentit le besoin de
compléter cette explication dans une intention conciliatrice au cas
où je serais auteur moi-même.
- Nous reconnaissons le talent
intellectuel d'autres auteurs mais ne montons que nos propres œuvres.
Du vestiaire des femmes sortit Poussinette
déjà costumée pour son rôle suivant, toute nue avec
des ailes de papillon.
- Maître Hajdusek, Jeritza est
ici ! Vous ne voulez toujours pas l'auditionner ?
D'abord Poussinette s'agenouilla puis elle
se mit à mendier un unique baiser, elle tenta de se nicher sur les
genoux de Hajdusek. Les hommes, eux, faisaient des offres obscènes
détaillées. Hajdusek écarta tout le monde avec une pudeur
ascétique mais une douceur inaltérable.
- On ne s'occupe pas des femmes. L'art
spirituel exige une véritable grandeur de caractère.
Le régisseur que je voyais
allègre pour la première fois fit irruption en haletant, tout
rouge.
- Hajdusek, pour l'amour du ciel, sur
le plateau, vite ! Le public est en transe, vous n'entendez pas ? On
les entend d'ici : Hajdusek, Hajdusek ! Ils attendent la grande
scène !
Hajdusek se leva, digne, calme,
pondéré. Sans se retourner, comme le solitaire qui suit son
Étoile, solitaire. Il s'élança, droit, d'un pas ferme et
décidé.
Toute la bande se rua derrière lui
en trottinant sur ses traces.
Derrière la scène,
au-delà du rideau de fond, dans une espèce de couloir en forme de
lune quelques meubles et accessoires, le décor de la scène
précédente. C'est à cet endroit que le régisseur
conduisit Hajdusek. Il s'arrêta au bord et fit signe à Hajdusek
qu'il pouvait entrer en scène. Celui-ci pénétra entre les
décors mais d'abord il se retourna. Le régisseur lui souffla
d'une voix enrouée :
- C'est bien, restez là, bien
au milieu, c'est là que tout le public vous voit le mieux.
Attention ! Prêt ! Rideau !
De la main il fit le geste de tirer le
rideau. Hajdusek se tourna vers le mur aveugle. À cet instant retentit
une ovation à l'extérieur, depuis la vraie scène :
c'était bien calculé, synchronisé avec la fin d'un
tableau. Le régisseur chuchota de sa voix rauque :
- Alors, Hajdusek !…
À vous, allez-y !…
Hajdusek tourna le blanc de ses yeux vers
le haut et entama :
Le très petit
enfant…
Il eut juste le temps d'aller jusqu'au
bout, au moment où il en arrivait à "…toi
débordant", quatre ou cinq copains se ruèrent sur lui,
l'assaillirent.
- Vite ! Allez saluer ! Le
public trépigne ! Succès étourdissant !…
Et c'est à ce moment que survint le
clou ; je n'en ai jamais vu de plus grotesque ou plus émouvant de
ma vie.
Ils traînèrent Hajdusek tout
au long du couloir jusqu'à la vraie scène.
Avec une précision diabolique,
à l'instant même où le vrai rideau se refermait devant les
comédiens que les applaudissements avaient rappelés sous les feux
de
Ce jeu se répéta trois ou
quatre fois.
Les applaudissements qui ne cessaient pas
firent remonter le rideau ; alors ils tirèrent brusquement Hadusek
et les vrais acteurs s'avancèrent pour saluer. Le rideau retombé,
ils propulsèrent de nouveau Hajdusek au milieu du plateau et lui,
infatigable, s'épuisa à se prosterner, électrisé,
enflammé par la chaleur des applaudissements qui redoublaient dans la
salle.
Depuis les coulisses j'ai vu un instant son
visage de profil. Il ne reflétait ni vanité ni fatuité,
mais recueillement et humilité pour célébrer non
lui-même, mais les "idéaux débordants", des
Idéaux dont le plus grand des artistes n'est que l'humble serviteur et
le douloureux instrument, même au zénith de la gloire et des
honneurs, ni plus ni moins.
Cela faisait quatre ans qu'il
fréquentait ce théâtre, il y venait une fois