Frigyes Karinthy : "Malades rieurs"
Le directeur de la prison
Atelier de
redressement. Halle de travail, hangar industriel – ce terme simple,
puritain, évoque des associations de ce genre, il est presque
agréable d'oublier (que de choses dépendent de la forme !)
que dans sa signification il ne couvre pas la notion lointaine, voire la plus
dure, la détention, la prison : dans la pratique
pénitentiaire moderne, cette bâtisse que dans l'après-midi
hivernale notre voiture est en train d'approcher, apparaît comme le
degré le plus grave du lieu de la privation de liberté. Ce sont
les criminels invétérés, récidivistes, qui viennent
ici, que l'on ne libère que conditionnellement (particulièrement
ceux que l'on appelle les disciplinaires) même une fois les années
accomplies ; par ailleurs, pour mille raisons, la sanction peut être
prolongée automatiquement, sans nouveau jugement.
Et en bas, dans le fond de la
vallée, avec ses lumières vacillantes sous les nuages
sévères, les taches blanches sur ses murs sont si angoissantes
vues d'ici, on croirait approcher de cette porte terrifiante portant
l'inscription Lasciate ogni speranza[1]…
Mais sur la porte, en lieu et place de
flammes rouges nous sommes accueillis dans une salle de garde chaleureusement
éclairée, une sorte de soldat qui nous fait savoir que Monsieur
le Directeur nous attend dans son bureau.
Mobilier bourgeois dans une pièce
bien chauffée. Le directeur, un gentleman au regard pensif et à
la voix paisible, nous offre des sièges et d'un seul regard il fait
sortir le prisonnier en habit de bure qui nous a introduits. J'explique le but
de ma visite ; je regarde un peu autour de moi. Je récite un petit
discours sur le crime et le châtiment, sur l'ordre social, la sagesse de
la loi, la psychologie, sur Lombroso[2] et le rôle de l'écrivain. Il
m'écoute jusqu'au bout courtoisement, puis se lève sans aucune
remarque : « Je vous en prie, nous pouvons y
aller. »
Quelques couloirs et une porte s'ouvrent :
nous sommes à l'intérieur de la maison d'arrêt.
Sur la droite et sur la gauche, deux
immenses halles, le regard porte jusqu'à la charpente. Le long des murs,
des coursives superposées sur quatre niveaux, à distances
égales, tous les deux mètres, des portes de cellules toutes
pareilles. Un panneau au-dessus de chaque cellule.
Au total sept cents cellules toutes
identiques. D'ici, du rez-de-chaussée on peut les contrôler toutes
les sept cents d'un seul regard ; aucune porte ne peut s'ouvrir sans qu'on
le remarque.
À ma question on répond que
la maison est au complet, aucune cellule n'est inoccupée. À cette
heure les prisonniers travaillent en bas dans divers ateliers.
Au demeurant l'ordre et la propreté
règnent partout. Les grilles s'étirent, noires, toutes
semblables. Une grille de fer est tendue au niveau du premier
étage ; je comprends tout seul pourquoi sans poser de question.
Non, la première impression
n'évoque aucune misère profonde, aucune extrême vie
végétative.
Au contraire…
Ou plutôt… Mais commençons
par le début.
On a tout de suite le sentiment qu'il est
possible de vivre au sens physique du
terme, très convenablement et honorablement, dans cette maison. Un air
pur et abondant, des installations satisfaisant tous les besoins.
Éclairage électrique, déplacements faciles et simples.
Dans les cellules, un espace juste suffisant pour une personne ; sur le
lit de fer une couverture chaude, sur le côté, une petite table,
une chaise et comme lieu d'aisance, un bidon qui ferme assez bien. De toute
façon les cellules ne servent qu'à dormir, de jour on travaille
dans des ateliers.
Tout est une question de conception. Ou,
disons, de tempérament. Ou plutôt, tout est une question
d'imagination.
Il existe des imaginations
structurées en réseaux et casiers qui ne ressentiraient aucune
monstruosité à cette vue. Il y en a d'autres, apparemment je fais
partie de cette minorité malheureuse, que cet ordre et ce
règlement abattent et étouffent davantage que certaines misères
ou inconforts. Je ressens pour un instant que je pourrais respirer mieux si les
portes étaient placées sens dessus dessous dans le mur, s'il y en
avait des plus petites et des plus grandes, ou si les unes étaient
peintes en bleu et d'autres en jaune. Mais ce sont des alvéoles ou
plutôt des sillons ou des trous de plantoir, avec dans chacun la place
pour un petit plant. Si l'homme était un petit pied de tomate tout cela
serait parfait. Mais l'homme n'est ni un petit plant ni une plante, et comme
animal il n'est ni ordonné ni ordinaire, mais désordinaire, et ce qu'il a fait d'intéressant, il
l'a fait de façon quelque peu désordonnée.
Je trouve qu'ici en bas, dans cet immense
grenier à blé, l'air est confiné, et mes poumons ne
commencent à respirer que dans une de ces étroites cellules, sur
une découverte très simple : l'habitant, muni d'une
autorisation, a punaisé son mur d'une quantité d'images et de
dessins personnels, il a même suspendu une étagère pour y
élever des fleurs. Il est momentanément absent mais le travail de
ses mains fait vivre et sourire le local vide.
Voilà, l'occupant primitif de la
grotte de Cro-Magnon, le premier artiste, le premier homme.
Plus tard la porte s'ouvrira encore sur
beaucoup d'autres cellules identiques. Et on commence à voir la
différence entre homme et homme. Il y a les cellules mornes dans
lesquelles il manque même la table, les murs sont déserts, le lit
est cabossé. Une âme perdue, désolée,
désespérée, incapable de créer à partir de
rien.
Un jeune paysan brun sursaute à
côté de sa gamelle réellement appétissante. Il nous
salue :
- Bien le bonjour.
- Depuis quand êtes-vous
ici ?
- Six ans.
- Pour quel motif ?
- Meurtre.
- Jusqu'à quand ?
Il sourit.
- À perpette.
De nombreux autres courts dialogues de ce
genre. Jusqu'à quand, depuis quand, pour quel motif ? La vie simple
de l'âme se déroule ici dans la dimension de ces trois questions
de base. Je constate avec surprise qu'à la dernière question,
pour quel motif ? Ils répondent tous vite, sans hésitation,
gêne ou honte. Aucun signe de cet instant de silence que le freudisme constate chaque fois qu'on
touche à des points sensibles, vulnérables ou pathologiques,
pause qui, ici dehors, apparaît effectivement systématiquement
lorsqu'il s'agit de nos fautes. On dirait qu'il y a du vrai dans cette
psychologie orthodoxe, religieuse : celui qui est châtié
après avoir péché est libéré de la pression
de sa faute, quelque chose se remet en place, il n'a plus honte de sa vie, elle
a retrouvé un équilibre.
Deux cachots obscurs, à des fins
disciplinaires, sans fenêtre. Vides tous les deux. Nous ne les utilisons
qu'exceptionnellement, dit doucement et distraitement le Directeur.
Salles de travail.
Cordonnerie, menuiserie, reliure. Plus loin
un hangar immense avec des métiers à tisser.
À l'entrée le surveillant au
garde à vous annonce l'effectif.
À la reliure je suis reconnu par un
jeune homme, il me demande, les yeux baissés s'il pourrait m'envoyer des
nouvelles et des poèmes qu'il a écrits ici.
Vaste et belle cour, des parterres de
fleurs. Cuisines, trois chaudrons géants. Bâtiment des bains. Dans
les cuisines on prépare la soupe, elle est délicieuse. Le pain
est meilleur que chez les soldats. De la viande, il y en a peu, autrefois deux
fois par semaine, plus qu'une fois maintenant. Nous aussi, nous subissons le
marasme économique, explique le Directeur. Je ne pense pas me tromper en
disant que j'ai vu naître un bizarre petit sourire sur son visage.
Sur le retour j'essaye de deviner quelle
sorte d'homme il peut être. Il parle peu. Un philosophe ? Un
humaniste ? Un misanthrope ? Il y a en lui quelque chose des
personnages de Tolstoï.
Pendant que nous papotons sur mes
impressions et sur mes pensées qui en découlent, je me fais une
remarque générale. Le visage
de chaque prisonnier, sans
exception, s'est éclairé, est presque devenu souriant à la
vue du Directeur.
Pourtant il n'a dit à aucun d'entre
eux des mots drôles ou onctueux. Il leur a posé des questions
simples, il leur a parlé comme à moi ou à n'importe qui.
Pour résister à la tentation
de lui poser une question directe, je me mets à l'interroger sur la
cellule du fameux assassin de sa femme d'il y a quelques années. C'est
curieux, dis-je, les murs sont couverts de ses propres photos et de son
épouse disparue, et même de prises de vues de la maison de vacances
du lieu du crime. Quel homme étrange. Veut-il aggraver sa peine
(à perpétuité) avec ce fantôme ou bien s'agit-il du
même cynisme qui l'a toujours empêché d'avouer son
crime ? Phénomène alarmant.
Il réfléchit un peu avant de
me répondre. Il dit doucement :
- Au temps de son procès, je
m'en souviens, on a souvent écrit à quel point c'était un
homme antipathique. Messieurs les journalistes ont souvent évoqué
son sourire permanent, insolent, imbu de lui-même que même
l'annonce du verdict n'a pu effacer de sa figure. Moi je pense qu'il y a
là un malentendu… Ce sourire est gravé dans les traits de son visage, une sorte de malformation, une
position des lèvres, il n'y peut rien.
- C'est intéressant, dis-je,
effaré, je n'y aurais pas pensé.
- Je l'ai vu pleurer. Son visage
était le même.
Le soir je fais un exposé dans la
salle du casino de la sympathique et ancienne ville voisine. Pendant que je
m'efforce d'amuser et de faire rire l'honorable et intelligent public par
toutes sortes de facéties, j'ai l'impression qu'au premier rang un visage
attentif et pensif me fixe sans sourire ni agacement. Comme s'il voulait
déchiffrer ce que signifient mon rire et mon sérieux.
Pourtant il n'a même pas pu se rendre
à mon exposé, il était très fatigué, il
s'est couché de bonne heure.