Capillaria

 

 

Afficher le texte en hongrois

premier CHAPITRE

L'auteur se justifie d'avoir, malgré son serment, entrepris un sixième voyage.

Il accepte un poste de chirurgien à bord du "Queen". Les Allemands attaquent le navire.

Sa situation est désespérée. Il se résigne à la mort.

Circonstances singulières de son débarquement à Capillaria.

 

Le lecteur ne manquera pas de s'étonner qu'en dépit de tant d'amères expériences et alors que je ne devais qu'au plus miraculeux des hasards d'avoir revu à Redriff ma patrie chérie et ma famille tant aimée, et après avoir solennellement fait le serment à mon épouse adorée de lui consacrer désormais ma vie, à elle et à ma fille, dans la paix et dans la sérénité, je me résolus pourtant une sixième fois à participer en qualité de chirurgien à une entreprise dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle était hasardeuse.

Ceci est d'autant plus surprenant que depuis mon retour de Farémido, ma femme passionnément aimée, jouant à la perfection son rôle de mère et d'épouse, s'efforçait de me persuader des multiples dangers inhérents à mes entreprises : ne menaçaient-elles pas mon intégrité corporelle voire même ma vie, ne risquaient-elles pas de compromettre un jour une fois pour toutes l'exercice de ma vocation de chef de famille et la satisfaction de ses besoins à elle et à notre petite fille ?

Je ne soulignerai jamais assez l'exemplarité conjugale de mon épouse chérie : elle était naguère une extrêmement belle jeune fille, très courtisée, nombreux furent ceux qui auraient souhaité l'épouser, et elle, ayant pesé chacune de ces opportunités, avait généreusement jeté son dévolu sur ma personne et enchaîné son destin au mien, nous comblant par là même elle et moi de la joie rayonnant de son amour. Jamais depuis lors elle ne cessa un seul instant d'exercer l'excellence d'une compagne vertueuse et sublime, tâche la plus sacrée de la vie conjugale, ni de m'encourager à mettre toutes mes forces au service de ma vocation d'époux. Elle se consacrait entièrement au principal devoir de la parfaite épouse : m'exhorter sans cesse ni relâche à la plus noble parure d'un homme véritable, l'altruisme et le total sacrifice de soi envers l'épouse et la famille. À cette vocation et à ce devoir elle avait subordonné toute autre considération, toutes les frivolités ; sans nul égoïsme et armée d'une foi ardente elle s'efforçait sans cesse ni repos de me mettre en conditions de marcher la tête haute devant mes congénères, fier et conscient de mon état d'homme aimant avec enthousiasme sa femme et sa famille, renonçant à tout et sacrifiant tout pour eux.

L'unique ambition de ma femme pleine de sollicitude était de faire en sorte que chacun puisse m'honorer et me respecter tant comme mari que comme idéal d'homme. Combien de fois, découragé, las, fatigué du dur labeur de subvenir aux besoins de ma famille, ai-je tenté de chercher l'oubli dans des loisirs frivoles ? C’est sa volonté dévouée et sans faille qui m'a épargné l'odieuse perspective qu'un jour mes petits-enfants gardent de moi l'image d'un homme méchant et débauché qui aurait négligé sa famille. Dans des cas semblables elle ne se ménageait pas pour me restituer ma fierté. Elle me désignait les circonstances où je pouvais gagner quelque d'argent en me dépensant. Elle m'emmenait pour ses achats de robes ou de chapeaux afin de montrer à ses amies le brave et excellent mari que j'étais. Sans cesse stimulante, elle m'incitait au sacrifice, à la bonté, au désintéressement, aux plus belles vertus chrétiennes, et elle s’ingéniait à me fournir des occasions d'exercer ces vertus envers elle. Le matin elle me réveillait quand je traînais au lit, alangui et paresseux ; elle m'envoyait travailler quand je baguenaudais à rêvasser. Bref, elle faisait tout pour préserver intacte ma réputation. Elle fit tant qu'on commença à me considérer comme un des citoyens les plus honnêtes et les plus respectables de la région.

Ma patrie bien aimée, dans son innocence, n'était pas préparée à la méchanceté humaine, elle était sur le point d'annexer la Grèce et, ayant réduit à l'exil le roi du Transvaal, de s'approprier certaines colonies allemandes. Quand donc les Allemands attaquèrent ma patrie, la légitime indignation devant cette action illégale et scandaleuse appela aux armes toutes les honnêtes gens, moi comme les autres. L'ardent appel du devoir, celui de défendre nos faibles femmes et nos enfants fit jaillir des larmes aux yeux de mon épouse adorée ; patriote zélée prête à tous les sacrifices pour son pays, elle n'hésita pas un instant à sacrifier ma vie à cette cause s'il le fallait. Ce fut elle la première à m'inciter à m'engager dès que ce fut possible.

Au début je fus affecté sur place dans le port de Liverpool. En ce temps-là ma vie était difficile. Mes forces s'épuisaient au surplus de travail que j'offrais sans rémunération à mes compagnons qui s'étaient unis dans le but sacré de protéger nos faibles femmes des barbares. Subvenir aux besoins de ma femme et de ma fille au rythme de cette surcharge m’occasionnait un surcroît de soucis. C'est surtout la crainte de condamner mon épouse adorée à survivre de l'assistance très insuffisante que l'état assurait aux familles des soldats embarqués qui me retint de me précipiter au champ d'honneur.

Mon épouse adorée que cette blessure de ma fierté avait bien entendu durement éprouvée trouva enfin la solution qui convenait à mon amour-propre marital, et qui réussit tant bien que mal à rétablir mon calme bien ébranlé. Elle me persuada de contracter une assurance sur la vie auprès d'une compagnie créée de fraîche date. De par ma qualité de soldat, la garantie était assez difficile à obtenir et elle fut soumise aux versement d'annuités extrêmement élevées.

Trouver annuellement ces montants m'avait à tel point épuisé qu'en l'an 19… je me portai volontaire pour un service combattant.

Je fus nommé chirurgien sur le "Queen", navire commercial dont la mission était d'assurer une protection militaire au trafic sur les lignes menacées qui reliaient commercialement l'Angleterre et l'Amérique à travers la zone des sous-marins allemands.

Ainsi, le 26 juin 19… au matin je pris congé de mon épouse adorée ; elle éclata amèrement en sanglots mais surmontant sa faiblesse, elle me rappela mes devoirs comme il sied de la part de l'épouse d'un vaillant soldat.

L'après-midi même j'embarquai chargé de mon attirail et de mon modeste barda, et le commandant me remit mon ordre de mission. Notre navire quitta le port par bon vent et ayant déchargé une partie de son fret dans le port irlandais de G…, il prit le large quelques jours plus tard, le 3 juillet.

Pendant un temps nous suivîmes notre route sans encombre. Le 6 juillet, nous nous trouvions par 13°27'1'' de latitude et par 49°22'36'' de longitude. Ce jour-là je fus envahi incompréhensiblement, à ma grande honte, d'une humeur gaie, insouciante et peu conforme à la triste situation de ma patrie bien aimée ; pour atténuer ma honte et m’attirer la mansuétude du lecteur je dois confesser que je m'étais préalablement offert des boissons alcoolisées. J'étais de bonne humeur donc et si je vous l'avoue, c'est parce que j'ai décidé de vous relater tout exactement comme cela s'est passé, sans embellir et sans colorer les événements à la manière des voyageurs qui ne cherchent qu'à faire de l'effet, j'avoue que j'ai même chanté. Cet après-midi-là je reçus de ma femme un télégramme morse dans lequel elle m'informait qu'elle se sentait bien, son mal de dents était passé, elle s'était acheté une paire de gants pour un prix avantageux, par conséquent je ne devais m'inquiéter de rien pourvu que je me tienne moi aussi à la hauteur de mes obligations.

La panique me saisit à la lecture de ce télégramme, j'en fus comme foudroyé. Je me rappelai en effet que la semaine précédente j'avais oublié d'honorer une échéance de l'assurance vie qui au cas de mon décès aurait procuré vingt mille livres sterling à mon épouse adorée ; c'est au mieux une semaine plus tard que je pouvais faire parvenir le montant à la compagnie, et si d'ici là j'étais frappé d'un accident mortel, tous les paiements antérieurs étaient perdus sans que ma femme touche un penny. La pensée que dans ce cas la compagnie d'assurances, cette institution, propriété de cet état très aimé pour lequel j'étais volontiers prêt à sacrifier mon sang et ma vie pour protéger les faibles et les orphelins de la patrie, garderait pour elle la somme en question, me consola néanmoins quelque peu.

C'est ballotté entre ces doutes et ces craintes que je me réveillai au matin du 10 juillet qui restera pour moi à jamais inoubliable. La veille de ce jour, le soir, un grand tumulte avait éclaté à bord. L'équipage affolé courait en tous sens, le commandant lançait des ordres incohérents. Bientôt j'appris que notre navire venait d'être touché de façon tout à fait surprenante par une torpille de sous-marin allemand alors qu'au-dessus des plus profondes abysses de l'océan où nous voguions rien ne permettait de prévoir une telle attaque.

L'échéance non honorée me vint aussitôt à l'esprit, j'entrevis le regard réprobateur de mon épouse adorée et je poussai des cris de détresse. Le navire commença aussitôt à couler, j'eus tout juste assez de temps pour sauter dans un canot de sauvetage avec une vingtaine d'autres. Quelques minutes plus tard notre fier "Queen" avait sombré corps et biens.

J'espérais un croiseur pour sauver notre canot ; hélas, le démon du malheur se plut à en remettre dans la coupe de mes souffrances : trois heures plus tard une détonation épouvantable nous projeta en l'air, notre canot s'était fracassé sur une mine flottante. Retombant dans l'eau je tentais quelques temps de survivre en nageant, maudissant amèrement cet instant qui, après tant de tristes expériences m'expédiait dans l'inconnu pour la sixième fois.

Je fus brusquement aspiré dans un tourbillon, mes forces me lâchèrent. Je levai une dernière fois les yeux afin de prendre congé des nuages ensoleillés qui flottaient paisiblement dans le ciel, puis j'écartai les bras et j'abandonnai silencieusement mon corps fatigué aux profondeurs. Pendant quelques instants tanguant et tournant silencieusement je m'enfonçais dans le liquide vert opaque. J'ai encore le souvenir de mon étonnement douloureux et infiniment naïf à la vue de la comique gueule béante d'un poisson plat et roux qui me cogna le nez et qui, pris de peur, eut un mouvement de recul. Moi aussi j'ouvris la bouche pour accueillir la mort et je fis même – bizarrement mais c'est ainsi – quelques mouvements rythmiques et réguliers des lèvres comme qui voudrait profiter des derniers instants qui lui restent pour apprendre des poissons la technique de la respiration subaquatique.

Ensuite je perdis probablement conscience, j'ignore si cet état qui ressemblait parfaitement à la mort dura des minutes ou des heures.

Revenu à moi je me sentis dans un milieu doux et tiède et réalisant que je vivais, je crus que j'avais peut-être été repêché et que j'étais à bord de quelque navire. Mais, ouvrant les yeux, je vis à ma plus grande surprise une énorme masse d'eau verte et dense au-dessus de moi dans laquelle défilaient des poissons, des serpents, des lézards inconnus, et levant le bras je sentis la résistance de l'élément liquide. De plus un bourdonnement monotone me dérangeait. Je portai la main à mon oreille et je sentis à sa place une sorte de boîte ou de disque de la taille de la paume de ma main, collé étroitement à ma tempe comme un coquillage ; je découvris un dispositif semblable sur mon autre oreille. Je m’aperçus stupéfait que j'étais en train de faire avec ma bouche des mouvements respiratoires réguliers.

Au prix d'un grand effort je me plaçais en position assise. Alors un chuintement s'entendit près de moi, je tournai la tête et je discernai depuis le fond doux et pâle du milieu flou où j'étais, comme fondue dans l'horizon entouré de chaînes de montagnes déchiquetées, une tête de femme d'une merveilleuse beauté, étonnée et qui me fixait étrangement.

 

 

chapitre suivant