Capillaria

 

 

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troisiÈme CHAPITRE

 

Les indigènes. Constructions à Capillaria.

L'auteur se présente et s'efforce de se faire comprendre. Premier repas à Capillaria.

 

Ma surprise fut d'autant plus grande que le matériau ou le fil qui me garrottait était totalement invisible, tout au moins à mes yeux ou dans ce milieu. Je précise que dans ce pays la lumière est largement suffisante pour permettre à des yeux terrestres d'appréhender les moindres détails aussi bien que si l’on se promenait dans un jardin anglais ou dans un champ, au soleil de midi : cette lumière uniforme n’a pas de centre, ainsi l'ombre est une notion inconnue à Capillaria, par contre elle a une riche gamme de nuances, allant du rose pâle au bordeaux foncé, du mauve clair au jaune canari et au rouge criard, en passant par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Mais nous y reviendrons. Pour le moment il suffira de dire que les liens dans lesquels je me trouvais inextricablement emmêlé comme le bourdon dans la toile, devaient être infiniment fins, insaisissables et glissants. Cette situation dura de longues minutes : j'étais allongé sur le dos et, hébété, je voyais s'élever loin au-dessus de ma tête les arcs élégants de cette salle surmontée d'une coupole. L'architecture de cette construction paraissait monumentale, on aurait dit que les vertigineuses colonnes avaient été prévues pour des palais communicant avec le ciel et l'éternité. Les socles de ces colonnes étaient dimensionnés pour supporter des poids énormes. Si mon expérience antérieure ne m'avait persuadé du contraire j'aurais dû croire que cette région était peuplée de géants, de génies redoutables, de demi-dieux aux desseins insondables.

Mais tout ce que je voyais avait un caractère inachevé, fragmentaire, provisoire. Les colonnes sur leurs socles monumentaux étaient dépourvues de chapiteaux ; la toiture était bricolée à la hâte avec des planches. C'est la construction et le mobilier de ce palais qui présentaient le plus grand contraste. Les lourds murs de marbres étaient ornés de puérils bibelots naïfs, de dentelles, de dessins d'enfants. D'étranges petits meubles tels des jouets, des étagères fragiles à vocation indéterminée chargées de fruits exotiques et de fleurs : cela rappelait les maisons en carton d'un style bavard et chamarré d’un art japonais maniéré et insignifiant.

Pendant que je méditais de la sorte l'eau caressa mon visage comme une brise légère. Levant péniblement la tête l'étonnement me coupa le souffle : l'apparition précédente qui m'avait donné le vertige se trouvait tout près de moi, à trois pas. C'était une forme féminine élancée, extraordinairement mince et aux formes pourtant pleines, enveloppée d'une cape rose et de fleurs de couleurs chatoyantes dans son ondoyante chevelure. Sa figure baignée d'un sourire ne reflétait ni surprise ni crainte, elle était belle, incroyablement, immatériellement belle. Les douces tâches invraisemblables de ses yeux bleus nageaient comme deux pierres précieuses au-dessus des lèvres translucides. Nulle ligne ferme et dure ne troublait l'harmonie de son corps. Elle soutenait son menton de ses longues mains menues et elle me contemplait calme et souriante. Je bredouillai une sorte de bonjour ; au vu de son maintien aristocratique je considérai qu'elle devait être une représentante de la haute noblesse, et dans l'ignorance de son état, dame ou demoiselle, je l'appelai prudemment milady.

Elle ouvrit de grands yeux et éclata de rire. En même temps elle secoua énergiquement la tête ; l'eau violacée se mit à onduler autour de moi et je sentis que mes liens se relâchaient. Je m'assis puis quand la belle apparition secoua une nouvelle fois ses boucles je pus me dresser sur les pieds.

Nous nous faisions face. J'inclinai la tête, et malgré la gêne que je ressentais dans l'étrangeté de la situation j'arrivai à prononcer quelques phrases cohérentes en anglais, avec l'idée qu'étant l'hôte de ce royaume inconnu, il était de mon devoir de souligner la prétention de ma patrie bien aimée de faire du territoire que j'avais découvert une colonie de la couronne. Je déclarai que je m'appelais Gulliver, chirurgien, que j'avais achevé mes études dans les meilleures universités anglaises et que j'étais membre de l'Association Anglaise de Chirurgie. Je consacrai quelques mots aux modestes mérites dont j'avais enrichi en tant que voyageur la littérature de notre pays bien aimé, sans omettre le prix que m'avait décerné récemment la National Academy pour mon étude "L'importance des muqueuses dans l'histoire de l'évolution intellectuelle de l'humanité". Je signalai enfin que mon épouse et mon enfant étaient des membres appréciés des meilleures sociétés de Redriff et qu'en tant que soldat j'avais eu l'honneur de m'engager un des premiers dans l'armée, contrainte qu’elle était de mener une guerre défensive en vue d'occuper l'Allemagne.

Relevant la tête après ma courte présentation je fus surpris de voir que désormais une bonne douzaine d'indigènes semblables à cette dame m'entouraient : elles s'étaient glissées là telles des ombres furtives, je n'avais rien remarqué. Elles se ressemblaient passablement, et si je dis que l'une était plus belle que l'autre je ne fais que proférer un lieu commun car sur le moment je n'étais guère capable de les distinguer. Devant l'importance de ce public accru, j'avais décidé de recommencer mon discours quand un geste de la dame la plus proche de moi me stupéfia au point de briser mon élan. Douce et souriante, telle un oiseau qui déploierait ses deux ailes blanches, cette dame écarta soudain sa cape de mousse et elle se tenait là devant moi, entièrement nue.

Par égard pour mes amis anglais je dois souligner que les obligatoires sentiments de pudeur et d'honneur qui me revinrent en tant que père et mari jouèrent naturellement un rôle dans ma surprise, mais je dois bien avouer que ce que je vis m'émerveilla tout autant. Le corps de cette dame (comme celui de toutes celles qui m'entouraient) incarnait non seulement toute la beauté et le charme raffiné dont une femme terrestre peut s'enorgueillir, mais par la nature particulière de sa substance transcendait aussi tout ce que nous avons jamais représenté en matière de finesse d'un corps vivant et organique. La zoologie marine énumère certaines espèces rares de poissons que la science n'a repéré que par hasard : leur corps étant en effet transparent comme l'eau de la mer, ils ne sont pas visibles. Donc, le corps de ces dames est recouvert d'une peau soyeuse et palpable, tendue sur leurs formes fines et élastiques, dans son éclat translucide de la plus noble opalescence cette peau diaphane laisse voir ou plutôt deviner les organes intérieurs.

Je me rappelle fermement avoir remarqué dès le premier instant une seconde femme nue derrière la première, j'entrevoyais son profil opaque à travers le premier corps. Le squelette à l'intérieur de son corps était visible mais ce n'était pas l'habituelle structure grossière que l'on devine dans les vitrines des cliniques mais des os fins et gracieux, comme faits d'un verre mince, souple et jaune clair semblables à l'ossature de petits poissons. Les deux poumons, deux taches souples et bleues, le cœur, une tache rose au milieu, étaient également visibles. Tout cela était translucide, blanc albâtre, la calme palpitation des vaisseaux, le sang rose circulant par saccades, le cœur battant rythmiquement, cet ensemble offrait à la vue la perfection de la finesse, de la délicatesse, de la souplesse, une nuée blanche animée prête à se dissoudre à tout moment.

J'étais tellement abasourdi que je serais bien resté là, immobile, plongé dans la beauté de cette vision, si l'approche inattendue des dames ne m'avait fait revenir à moi. À dire vrai je m'attendais à ce que mon aspect inhabituel (il est en effet certain qu'aucun homme terrestre n'était jamais parvenu parmi elles) provoquât peur ou surprise chez ces êtres délicats, et que par mots ou par signes elles exprimassent une curiosité, qu'elles m'accablassent de questions pour savoir d'où je venais, de quelle contrée fabuleuse, qui j'étais, comme cela s'est toujours produit au cours de mes voyages. Mais cette fois rien de tel. Si ces dames paraissaient manifestement intéressées par ma personne, ce n'était aucunement dû à ma qualité de messager d'une région lointaine ou inconnue. La curiosité qu'elles me témoignaient ne dénotait ni surprise ni étonnement. Elles ne semblaient intéressées ni par mon visage ni par mon corps mais plutôt par mes vêtements. L'une souleva un pan de mon manteau et s'adressa à une autre par des sons stridents. De curieux et brefs éclats de rire se firent entendre. Puis ici et là des exclamations inarticulées que l'on ne peut rapporter que phonétiquement : Holi ! Holé ! Ouhié !

Je tentai de me faire comprendre, je répétai le même mot en plusieurs langues, puis appliquant la méthode de l'excellent Professeur Berlitz, je pointai mon index vers ma poitrine et dis : homme. Mon procédé ne fit aucun effet ; quand j'ouvris la bouche, elles se turent un instant, l'une, plus curieuse, se dressa sur la pointe des pieds et ausculta ma gorge, mais l'instant suivant elles se ruèrent sur mes vêtements comme si elles ne m'entendaient pas parler, elles les tiraillaient de gauche et de droite, tout en réitérant leurs mêmes petites interjections – le tout faisait songer au pépiement d'une volière. Je pus observer que pour chaque cri elles avaient une expression différente : tantôt elles fermaient les paupières, tantôt elles haussaient les sourcils, tantôt elles se passaient longuement la langue sur les lèvres. J'étais absolument hébété, désemparé car elles ne prêtaient aucune attention à mon discours. Soudain l'une d'elles leva mon bras et en toute simplicité, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, me mordit le pouce. Elle le mâchonna un peu comme qui procède à une dégustation.

Les dents tranchantes me pénétrèrent jusqu'à l'os, je poussai un cri de douleur inarticulé. Aussitôt elles levèrent la tête, sautèrent en arrière, rirent de bon cœur et m'adressèrent des regards qui me firent comprendre que j'avais enfin dit quelque chose de sensé : je m'étais enfin présenté ! Plusieurs imitèrent mon cri. L'une d'elles me saisit le bras sans autre explication et commença à m'entraîner à une vitesse prodigieuse, avec une force que je n'aurais pas soupçonnée dans un corps aussi délicat. Les autres s'élancèrent derrière nous dans une nuée de gloussements et de pépiements.

Ma conductrice me traîna à travers de vastes couloirs. Je ne pus qu'entrevoir fugitivement le long des murs toutes sortes de meubles et de bibelots étranges, les couloirs richement aménagés de tapis, de lustres, d'objets décoratifs. Quelle fut ma surprise lorsque, me retournant de temps à autre, je surpris des membres de ce gynécée qui nous poursuivait s'arrêtant, fredonnant et reniflant les meubles, puis ils en cassaient des morceaux avec désinvolture, les portaient à la bouche et les avalaient. J'ignorais alors que dans cette contrée tout objet utilitaire et tout instrument étaient faits de matières comestibles, ordinairement du sucre ou du chocolat.

Au milieu du hall qui semblait être le but de notre course se dressait une énorme table ovale recouverte d'une gigantesque plaque de verre. Avant de l'atteindre ma conductrice me lâcha le bras ; toutes se mirent à sautiller et danser autour de la table dans un tumultueux brouhaha. J'aperçus au milieu de la table une énorme soupière. J'en déduisis qu'elle était mise pour le déjeuner ou le dîner. Les dames se ruèrent sur leur assiette avec une telle avidité qu'elles m'en oublièrent presque. J'avoue d'ailleurs que ma vanité fut froissée de n'avoir provoqué qu'une impression si éphémère ; je haussai les épaules et constatant que personne ne s'occupait de moi, je pris ostensiblement place devant un couvert libre.

La plus grande des dames, celle qui m'avait conduit ici, se pencha en avant et souleva le couvercle de la soupière. On entendit des bouillonnements et des sifflements. La reine (je la qualifiai ainsi) plongea la main dans le plat et en retira un objet noir semblable à un boudin. Je vis avec effroi que lorsque l'un après l'autre elle en lâcha sur les assiettes, ces boudins signalèrent par des sautillements et des convulsions qu'ils étaient vivants. Ma surprise fut plus grande encore quand dans le morceau jeté sur mon assiette je reconnus un de ces petits monstres singuliers que j'avais rencontrés sur mon chemin vers le palais. Écœuré, l'estomac retourné, je jetai un coup d'œil furtif sur le côté pour essayer de savoir ce qu'il fallait en faire et pour ne pas avoir l'air idiot. La dame près de moi ne paraissait nullement gênée : elle saisit un petit objet métallique plat et tranchant placé près de son assiette et n'hésita pas à affronter le petit monstre sautillant et convulsif dans son assiette, elle immobilisa sa tête avec deux doigts et de son outil elle exerça dessus une forte pression. De la cervelle blanc jaunâtre en jaillit ; ma voisine ramassa cette pulpe épaisse dans sa cuillère et la goba avidement, puis jeta sous la table, sans autre forme de procès,  l'animal comprimé et exécuté.

Quand je visite des contrées inconnues, je me conforme aux coutumes locales à condition que cela ne heurte pas mon bon goût et ma nature. Je m'expliquai que l'huître que l'on considère chez nous comme un met raffiné, pourrait les dégoûter tout autant que je le fus par ce qu'elles mangeaient. Je vainquis donc héroïquement ma répulsion, et levant haut l'objet placé près de mon assiette, je pressai la tête de ma portion comme je l'avais vu faire par ma voisine. La cervelle jaillit, et au même moment l'animal, se tordant de convulsions, à l'agonie, sursauta et se retourna. Je fus pris d'une telle horreur, d'une telle terreur, que je pensai m'évanouir. Le couteau me tomba de la main. Il se peut qu'une forte fièvre ait exagéré ma vision, mais à cet instant il me sembla que dans mon assiette, la bouche béante, les yeux affolés, une sueur mortelle au front ridé, me fixait un pâle petit visage humain.

 

 

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