JOURNAL DE
DEUIL
Fragments du journal inédit de Frigyes Karinthy, publiés par Oszkár Ascher[1], retrouvé dans un petit carnet corné de
Karinthy. Il s’agit de courtes notes décousues des mois qui suivent la mort de
sa première femme, "Boga", Etel Judik. (Etel Judik a été emportée
par la grippe espagnole en octobre 1918.)[2]
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28 octobre 1918.
Je commence à oublier son visage. Mais cette nuit je l’ai revu dans mon
rêve. Au lit, je me suis penché au-dessus d’elle, j’ai rejoué une de ses nuits
rares quand c’est moi qui m’approchais d’elle. Elle m’a souri, elle était aussi
belle qu’autrefois, au temps des plus grandes ivresses. Vint ensuite quelque
chose de long et confus, elle est restée longtemps en prison, puis on l’a
innocentée, puis elle s’est suicidée.
28 octobre 1918.
Les blessures de l’âme ne cicatrisent jamais, mais l’âme s’y habitue.
J’ai l’impression qu’une tumeur s’est formée dans mon cerveau, ou qu’on y a
planté un objet étranger et tranchant, quand elle est morte. Ce couteau, je ne
pourrai plus jamais le retirer de là, puisqu’elle restera morte (sauf si elle
ressuscite, ce qui est impossible), mais avec le temps mon cerveau s’habituera
à ce couteau, je marcherai avec, comme celui qui garde une balle dans son
crâne. Je suis désormais infirme pour toute ma vie.
28 octobre 1918.
J’ai vécu aujourd’hui ma plus mauvaise journée. L’après-midi j’ai
traversé une crise : ma survie était une question de quelques heures. J’ai
relu les lettres que je lui ai écrites à Berlin, nous y étions ensemble jour et
nuit et pourtant nous nous écrivions des lettres, nous nous aimions à la folie
comme deux écervelés. J’ai gardé les lettres.
Je ne la plains pas, puisqu’elle est morte.
29 octobre 1918.
Elle vient de me refaire la même chose qu’autrefois, quand nous nous
sommes connus ! Elle me torture, me quitte, jouit malignement de me voir
souffrir, de me voir la désirer. Alors je jouais le cynique, je lui lançais
ironiquement un bonjour au café et je m’éloignais, je jouais l’homme fort. Cela
faisait son effet… Elle venait à moi en pleurs, humiliée. Peut-être devrais-je
refaire la même chose cette fois aussi. Être fort, être gai – peut-être qu’elle
reviendrait si elle voyait qu’elle ne réussit pas à me rendre malheureux.
29 octobre 1918.
La souffrance est indigne d’un homme vrai. La souffrance obscurcit le
cerveau et couvre les yeux de larmes, pourtant il faut voir… et voir librement.
30 octobre 1918.
Je n’arrive pas à supporter cela. J’en crève, mais je ne serai pas une
grande perte, c’est elle la grande perte. Aujourd’hui toute la journée j’ai
élaboré des plans pour le passé. J’ai évoqué des centaines de scènes qui me
revenaient à l’esprit : nous étions assis dans l’Île Marguerite, nous
marchions pour rentrer à la maison, le soir, sans un mot, côte à côte. Et je
rédige avec précision ce que je dois lui dire.
31 octobre 1918.
Je ne suis pas né pour la souffrance ! C’est une honte, une honte,
une honte qu’on m’ait attribué à moi cette sale souffrance ignoble,
incommensurable ! La souffrance est avilissante, c’est un état de torpeur
stupide, sans talent, un cauchemar. La grandeur réside dans le bonheur, pour le
bonheur j’ai été grand ! Même dans le lyrique, le pathos du bonheur est
tellement plus grandiose que les plaintes de la mélancolie. Oh Seigneur,
Seigneur, Seigneur ! Révèle-moi ton visage ! Je veux te voir !
Oh Dieu, j’en crève ! Honte, honte, honte !
(Ici le journal est interrompu, et vient cette note : « se rétrécit enfin… seul un geste de son cou… Je deviens aveugle. » Le fragment suivant est daté d’une semaine plus tard.)
7 novembre 1918.
Notre corps n’est pas destiné à l’usage que l’on en fait. L’usage
actuel n’est qu’un état transitoire, une lutte, un effort vers un équilibre et
vers une maturité complète, quand l’homme aura atteint le degré supérieur de la
beauté parfaite, de même que dans le doute et le plaisir de cet état, dans
l’amour, nous sentons que le corps a atteint son but, le but ultime : être
aimé. Dans cet état la bouche est uniquement l’organe du baiser et rien
d’autre. Élixir, alchimie. Toute l’esthétique de la mort est une sottise.
(Ces deux dernières phrases sont écrites à l’encre, elles ont été ajoutées postérieurement aux notes écrites au crayon, très probablement en même temps que les trois pages de carnet datées du 23 novembre, écrites avec la même encre. L’auteur a dû probablement relire ces notes précédentes, déjà avec les yeux de l’écrivain. D’ailleurs, dans les notes écrites au crayon il a barré plusieurs lignes et complété le texte avec un autre crayon, à certains endroits.)
12 novembre 1918.
C’est elle, c’est son style, oh
qu’elle est méchante, qu’elle est écœurante, insupportable, la douleur
suffocante et étourdissante ! Cette souffrance aussi suffocante et
étourdissante qu’était merveilleux le bonheur avec lequel elle m’étouffait.
C’est elle, c’est son style, je la reconnais ! Il n’y a pas de répit, pas
d’absolution, pas de repos, c’est elle, ce plaisir mortel et cette souffrance
mortelle, qui ne connaissent pas de milieu, c’est elle, le reniement de tout ce
qui est sérénité simple et pure, un sourire indulgent, une résignation
compréhensive, une acceptation, vieillesse sage. C’est elle, ce romantisme
étouffant et insupportable, cette profondeur tourbillonnante, ces flammes
pourpres, cette ivresse surhumaine et cette douleur inhumaine, infernale ;
c’est elle qui vivait et brûlait tout en moi et souriait et étreignait !
Elle était si terriblement et incroyablement belle et si douce et bonne, comme
la bonté, pour me faire oublier le chagrin sage pour lequel j’étais né et pour
me faire adorer cette déesse étrangère, la joie ! La déesse étrangère qui
maintenant m’a abandonné. C’est elle, je la reconnais, c’est son style, mourir
jeune, à l’âge de trente-deux ans ! Dans une plénitude, brillante et
obstinée, pour me faire tomber du paradis dans l’enfer profond, brusquement,
sans transition et sans purgatoire, du fleuve de lave directement dans la
grotte de glace, pour crever là, gelé, râlant. C’est elle, je la
reconnais ! Vieillir auprès de moi, pour qu’une douce lumière
crépusculaire console l’après-midi étincelant, étouffant, pour qu’une affection
émue réponde à l’amour mortellement doux, inouï, oh non, cela n’aurait pas été
elle. C’est ainsi qu’elle devait mourir, brillante et jeune, pour que je la
voie ainsi jusqu’à ma mort et à la minute de ma mort, sur ce lit sans compassion,
où personne ne me pleurera, en lumière, en ivresse, en gloire ! C’est
ainsi qu’elle est morte, pour que je souffre toutes les tortures de l’enfer,
pour l’avoir aimée, pour l’avoir aimée tant que cela m’a empêché de parler
d’elle, c’est ainsi qu’elle est morte, c’est ainsi qu’elle devait mourir, c’est
ainsi qu’elle l’a voulu, pour que mon chagrin ne soit pas tristesse pure et
sage, cascade souillée étouffante, sang et pus, mal au cœur, vomissement, pour
que je ne pleure pas des larmes mais du sang et du pus, et pour que je rende
l’âme humilié, dépouillé, vaincu, piétiné, c’est elle, je la reconnais !
Elle, la vaniteuse !
Il est caractéristique que c’est le poème
d’Henri B. qu’elle aimait le plus, celui-ci :
Son souvenir en moi depuis longtemps ne vit plus,
Des souvenirs d’elle je n’en ai aucun, etc.
(Le mot "vaniteuse" est souligné de deux traits. Il a fréquemment rappelé plus tard aussi que c’était le poème préféré de Boga, et une fois, il m’a même dicté le poème entier.)
(Je suis assis chez les Hatvany, devant la
cheminée.)
C’est ici que j’ai passé toute la nuit, à rêver d’elle. Je cherchais un
de leurs vieux logements où ils habitaient avec son premier mari. La
gouvernante m’a affirmé qu’ils habitaient là mais qu’ils n’y habitent plus, et
elle a dit du mal du mari qui a omis de payer. Je lui ai répondu que de
nombreuses années sont passées depuis, cette belle femme était la mienne, mais
malheureusement elle est morte récemment de la grippe espagnole. Je me suis
vanté de cette façon à la gouvernante.
Puis j’ai rêvé que je parlais avec elle. Elle porte son déshabillé
mauve, elle se plaint d’être décrite comme très belle, ce qui lui est
désagréable parce que depuis plusieurs hommes la recherchent, Molnár, Bródy,
etc., et elle sent qu’ils repartent déçus par rapport à ce que j’ai écrit
d’elle, elle me prie de cesser de le faire. Je lui demande s’il est vrai que ce
n’est pas moi qu’elle aimait mais un de mes amis. Elle acquiesce, mais avec son
habituelle méchanceté coquette pour me torturer, pour que je ne le croie pas
vraiment. Là-dessus je me mets à l’interroger : alors pourquoi tu disais
toujours que tu étais heureuse, que tu étais bien avec moi, tu vois, je t’ai
toujours dit que tu mentais ? Elle sourit.
Il est absolument certain qu’elle m’aimait à mourir. Hier j’ai lu
environ 300 de ses lettres qu’elle a écrites à Madame Békeffy.
Sa vie était un calvaire épouvantable, une tristesse et une frayeur sans
nom ; le désir de tant d’hommes ne la rendait pas heureuse, elle avait
peur de leur désir, elle cherchait autre chose.
23 novembre 1918.
Seul, à la maison, chez nous où elle est morte. Je sanglote comme un
écervelé. Que vais-je devenir ? Je ne peux pas me tirer une balle dans la
tête, pourtant s’il reste un bonheur pour moi et s’il reste un espoir, c’est
celui de l’instant où je sentirai que c’est la fin. Mais on ne peut pas, à
cause de mon petit garçon que je plains tellement que cela m’empêche de mourir.
Cela m’écœure de vivre sans gaîté, tout au long d’une vie ! Moi qui ai
connu la joie païenne et la gaîté. J’ai fait des cauchemars terribles cette
nuit. Des meurtres et des folies.
23 novembre 1918.
Un rêve :
Il commence par un sentiment paisible,
étrange. Nous sommes déjà définitivement divorcés et je commence à m’y faire.
Elle m’a abandonné sur un vif coup de tête, dans des conditions romantiques,
pour quelque grand amour où elle ne voyait pas clair elle-même. Maintenant elle
vit pauvrement, dans une grande misère, à un endroit effroyable, dont elle
refuse de me donner l’adresse.
Je suis avec K., nous discutons, je suis
calme, plein de chagrin, nous fumons des cigarettes. Tout à coup arrive un
homme, il appelle K. à part. K. se retire pour parler avec lui, je l’attends
tranquillement, je sais de quoi il s’agit. Ils reviennent et croyant que
j’ignore le sujet, K. termine nerveusement son discours : « S’il vous
plaît, dites à Madame que ce n’est pas possible, je suis très occupé… Des
affaires littéraires, la famille… Une autre fois. » L’homme s’incline, il
est sur le point de se retirer, alors je le rappelle et je lui dis fort mais
lentement, sereinement : « Et dites-lui aussi de ma part que quand
elle aura surmonté cette déception et quand elle aura dépassé toutes les amours
et elle sera très pauvre, miséreuse, vieille et abandonnée, elle ne devra pas
mourir, mais revenir à moi et ne plus avoir peur de rien ». Je suis envahi
de larmes et je me réveille.
Oh, j’ai terriblement pitié d’elle ! Oh ma pauvre et naïve enfant ! Oh comme elle s’est négligée ! Oh comme elle savait faire confiance ! Oh comme elle était innocente ! Oh comme elle était négligée !
Quand je rentrais de Besztercebánya et
pendant tout le voyage dans le train, tu te rappelles ? Je me penchais par
la fenêtre et je fredonnais au rythme de la trépidation des roues :
« ma petite chérie, mon petit lapin » et tout cela était tellement
idyllique ! Je pensais que je devais renaître, et ce sentiment était si
doux et si indiciblement triste, et il durait si longtemps, même quand je suis
arrivé et je marchais vers la maison avec ma valise, en fredonnant, avec une
tristesse infinie dans le cœur. Dans la boutique en bas de l’immeuble j’ai
acheté un harmonica pour mon fils. J’ai sonné pour l’ascenseur et alors j’ai
rencontré Madame Békeffy qui sortait de chez la
concierge, les yeux baissés et les lèvres tristes. Je n’ai rien osé lui
demander et quand elle m’a dit « Boga est très
malade », je n’ai rien répondu, j’ai été pris d’un grand calme et nous
sommes montés sans nous parler. Elle était assise dans le lit, je me suis
approché et je lui ai dit : « Boga, ne
t’inquiète pas, petit bêta, je suis rentré ! » Et j’ai souri, et ma
voix était douce et chaude, c’était la voix qu’elle m’avait apprise. Elle me
serra les mains, elle tremblait et riait, tout ce qu’elle a pu dire c’est
« enfin… », « enfin… » (enfin tu es arrivé).
(Ces dernières notes griffonnées à l’encre sont interrompues par endroits pas des sujets d’humoresques. Ensuite pendant un mois et demi il n’y a plus rien dans le journal. Plus bas encore un sujet d’article en quelques lignes rapides.)
5 décembre 1918[3]
Ma chérie – de quoi veux-tu que je te
parle ? Ma chérie, j’ignore où tu es, et j’ignore qui tu es, mais c’est
toi que j’aime, parce que tu ne fais pas de politique, et tu ne te demandes pas
si Franchet d’Espèrey, a ou
non pris au sérieux la ligne de démarcation – tu n’as aucune crainte pour les
départements tchèques, tu ne te fais pas de soucis à propos du comportement
menaçant de la Roumanie, tu n’essayes pas de t’épouvanter de cauchemars, tu
reposes calmement et tu souris et tu attends et tu sais très bien que rien de
mal ne peut arriver de ce qui se passe aujourd’hui, dans cet hiver morose – tu
sais très bien que les semences embaument et germent en silence quelques empans
sous la terre et qu’elles s’efforceront de monter en paix, de percer des
feuilles vertes de leur fin duvet, sans craindre une seconde de se cogner
là-haut à quelque ligne de démarcation. Tu sais déjà que tout ira pour le
mieux, à condition que paix et joie coulent dans le lit paisible de tes veines
– tu souris, n’est-ce pas, et tu n’as plus peur, c’est avec les mêmes yeux
pleins de pardon et de sourire serein que tu regarderais dans les yeux des
soldats haletants et brutaux qui te cloueraient au mur et pointeraient leur
fusil sur toi pour te tuer, que tu regarderais dans les yeux le visage amoureux,
ardent de désir et d’espoir, qui approcherait de ton visage. Tu vois, on veut
t’oublier, toi, ma chérie, on veut oublier le silence, mais ils font du bruit,
ils poussent des cris d’horreurs et ils craignent le passé et ils craignent
l’avenir – mais toi tu souris, ma chérie, parce que tu sais bien que toi on ne
peut pas t’oublier : tu ne crains pas l’avenir et tu ne crains pas pour
ton souvenir. Pourquoi le craindrais-tu ? Maintenant nos âmes se sont
assombries de souffrance et de crainte, il fait froid et notre raison se crispe
dans notre crâne frissonnant. Nous sommes des enfants. Mais tu es sage et tu
sais déjà ce que je commence seulement à deviner. Non, rien ne peut passer sans
laisser de traces – ce qui est arrivé se blottit seulement pour un temps, se
dissimule seulement dans la pénombre et repose tranquille. Quand j’avais quatre
ans, petit garçon, je ne me souvenais pas des événements de mes trois ans – je
les avais oubliés, parce que ma raison était encore fragile et floue, pâle
lumignon qui n’éclairait qu’à quelques jours dans le passé. Mais quand j’avais
vingt ans, quand je t’ai rencontrée, le lumignon a flambé et il a illuminé un
instant des paysages immenses vers l’avant et vers l’arrière – et maintenant je
me rappelle nettement le Rákos, ce ruisseau que j’ai traversé à l’âge de deux
ans : la netteté du souvenir ne dépend évidemment pas, comme on tendrait à
le croire, de notre proximité dans le temps, mais du stade de développement de
notre conscience. Tu sais, toi, ma chérie, ce que cela signifie – toi qui ne
t’occupes pas des projets politiques de Clemenceau, mais de l’homme et de son
souvenir sur cette Terre. Cela signifie que nous ne devons rien craindre, nous
ne pouvons rien perdre, nous ne pourrons pas nous effacer, on ne pourra pas
nous tuer. Que ce misérable siècle obtus passe vite, avec le tourbillon de son
obscurantisme, sa bêtise, ses routes fausses – et que passent les siècles
noirs, incultes, du genre humain – nous sommes maintenant des enfants, nous ne
voyons pas l’avenir et ne nous rappelons pas le passé ; mais ce passé
n’est pas pour autant perdu. Car la lumière se fera dans des millénaires et la
raison du genre humain s’éclaircira et mûrira comme le fruit – et dans dix
mille ans tout reviendra à l’esprit de l’homme, tout ce qui lui est arrivé à
lui, à son père et à son grand-père – et nous nous souviendrons du berceau d’où
nous nous sommes levés, et du passé qu’aujourd’hui nous ignorons. Le futur
proche est obscur et froid – le futur proche nous oublie et recouvre nos traces
de poussière – mais de pas en pas nous nous approchons de celui qui est
infiniment loin et qui un jour repensera à nous, l’homme qui, étonné, un jour
se souviendra de moi qui suis ici plié, et de toi, ma chérie, ô ma chérie, que
l’on veut oublier. Nous ressusciterons dans son âme – tu le sais bien, toi,
parfum doucement souriant, silence doucement fredonnant, douce lumière, doux
repos, ombre encourageante, voix passante, souvenir.
13 janvier 1919.
Dis-moi, morte, tu te nourris de larmes ? De combien de larmes
auras-tu encore besoin ? Oh, j’ai tant pleuré depuis lors, mais si je
savais que tu t’en nourris, de mes larmes, je te laverais de dessous la terre,
je ne pleurerais pas seulement le soir, mais je pleurerais du matin jusqu’au
soir, heureux et libre ; j’arroserais de larmes le cimetière, ton cercueil
flotterait dans la boue de mes larmes.
Hier soir je l’ai priée (parce que je n’ai plus rêvé d’elle depuis
quelque temps) d’apparaître cette nuit dans mon rêve. Elle est venue, nous
sommes restés longtemps ensemble, nous riions et discutions. Elle parle encore
de divorce, mais je sens qu’elle n’y tient plus tant, elle se laisse
convaincre.
(Cette note contient presque mot pour mot les phrases, les pensées de son poème "Morte" écrit plus tard.)
Dimanche, 20 janvier 1919.
J’ai rencontré S. K. Il m’a relaté son rêve. Ils étaient assis Boga et lui, et il n’a pas osé lui demander si elle savait
déjà qu’elle était morte. Mais plus tard c’est elle-même qui a répondu à la
question de S. K. si elle se sentait bien là où elle était : oui,
elle se sentait bien ainsi.
Cet après-midi je suis allé au cimetière. J’ai longtemps regardé la
tombe : comme c’est étrange qu’elle soit si près de moi ; si nous
étions assis ensemble dans la chambre, elle ne serait pas plus près. Et comme
c’est terrible qu’elle ne soit quand même pas ici : cette masse répandue
sous mes pieds, c’est elle, sûrement, et pourtant… C’était elle, mon Dieu,
cette pâte souillée qui est en train de se dessécher dans son crâne comme de la
crème moisie dans un bol oublié, c’était ça, cette chose qui comprenait la vie
et la mort, qui était passion et bonheur et joie et amour et peur et
souffrance, douleur du corps et de l’âme. Dans ce cas, toutes nos souffrances
ne sont-elles pas folie et erreur ?
Oui, la vie et la mort sont toutes les deux terriblement mauvaises,
horribles l’une à cause de l’autre. Et nous ne pouvons que choisir entre ces
deux maux. Mais si nous les sentons mauvaises toutes les deux, quel est donc le
bien auquel nous les comparons quand nous les qualifions de mauvaises ?
Quelle est l’échelle absolue, puisque le mal est une notion négative ? Il
doit très certainement exister un troisième état.
(Ici suivent des notes sur deux pages et demie sur des croquis, des
articles à écrire.
La note suivante dans le journal n’apparaît que trois semaines plus tard.)
10 février 1919.
Je comprends désormais dans quel mensonge je vis, parce que je marche,
je parle, je vaque à mes occupations, et je devrais rougir parce que chacune de
mes paroles est mensongère, puisque je devrais m’allonger et mourir.
Dans une rue embrumée le mort vient en face.
Moi, doucement et calmement, nous marchons, n’est-ce pas ?
(Le journal est interrompu ici pour une longue période. Suivent des petites notes nerveuses, à des encres et crayons divers, à la va-vite. À titre d’exemple : « Je ne me sens pas dispensé d’été bon envers des gens, sous prétexte que je suis bon envers l’humanité ». Puis, des phrases isolées, comme s’il voulait continuer le thème de son journal. Sur toute une page, des lignes éparses au crayon sans dates, séparées par des traits.)
Il n’est pas possible que je ne la revoie plus
Refaire sa route en chemin de fer dans un couloir = souvenir.
La mort d’une femme est la vraie mort.
Comment tu t’y plais dans l’au-delà ?
Les mots piquent.
À qui puis-je parler de mes rêves, qui s’intéresse
à ma douleur ? Ce ne pourrait être qu’elle.
À sept heures et demie du matin jusqu’à l’infini.
Je fus condamné à la prison de la douleur à perpétuité ce matin-là.
Scène immense autel cimetière peupliers violons pluie d’automne larmes.
Courage, pauvre errant misérable, courage. Tu as quitté l’Æquator du bonheur, tu es maintenant ceint de neiges et de
glaces, et la nuit infinie du désespoir est terrorisée des spectres de l’aurore
boréale. Neige et glace au dehors, neige et glace dans ton cœur, courage,
navigateur intrépide, en avant ! Te souviens-tu de ce que tu disais
jadis ? « Si ce que tu sais être l’âme en toi, par hasard ne s’était
pas installée en toi, masse vivante et mouvante, mais dans un des pavés de la
rue, ce pavé aurait dû se mettre à bouger. »
Octobre 1919
N’oublie jamais ce soir, quelques mois après sa mort, quand tu
attendais, seul, qu’on t’ouvre la porte, et dans le geste éternel du noyé tu as
tourné ton visage vers le ciel, le ciel était son visage à elle.
Paru dans Nyugat, décembre 1938