Frigyes
Karinthy : "Nouvelles diverses"
Lettre à Son Excellence, Monsieur le Diplomate
J’ai lu avec
beaucoup de compassion dans le Petit
Journal Illustré dans quel extrême embarras se trouve Votre
Excellence. Personnellement, je ne suis qu’un simple soldat de
réserve qui ne connaît rien à ces choses mais, comme on
dit, un bon curé en apprend tous les jours, et il y a toujours des
choses intelligentes et profitables à glaner partout, j’ai donc
pensé en toute modestie m’adresser par les présentes lignes
à Votre Excellence, car c’est franchement odieux, tout ce que
Votre Excellence est obligée d’endurer à cause de ses
soucis, pour ma part j’ai vraiment pitié de vous car cela doit
être terrible ce que j’ai lu, que la Russie a envoyé un
message diplomatique à Votre Excellence, lui demandant de lui répondre
si l’Autriche-Hongrie est oui ou non prête à démobiliser,
autrement dit à renvoyer au nom de la civilisation les
réservistes chez eux, ce sur quoi la Russie démobiliserait
également pour qu’il n’y ait plus de guerre, mais pour
qu’au contraire les peuples vivent et progressent paisiblement, ce
à quoi Votre Excellence a répondu qu’elle y
réfléchirait et elle a demandé une période de
réflexion, et cela dure bientôt depuis deux mois, et depuis ce
temps-là Votre Excellence ne cesse de se gratter la tête et de
réfléchir, elle se dit : que diable dois-je faire maintenant,
démobiliserais-je ou ne démobiliserais-je pas, et elle
n’arrive pas à répondre, et bien ça doit être
très pénible de tant réfléchir, c’est bon
pour les bêtes mais pas pour les humains tous ces soucis qui donnent mal
à la tête et dont on n’arrive pas à venir à
bout, et comme ça commence vraiment à durer, j’ai eu
vraiment pitié de Votre Excellence, et entre les corvées et le
nettoyage de mes armes, je faisais tournicoter tout ça dans ma cervelle :
comment pourrait-on enfin épargner tous ces soucis et toute cette
réflexion à Votre Excellence, car, n’est-ce pas nous avons
tous un cœur et il nous arrive de prendre en pitié même les
bêtes, je me disais donc : j’ai trouvé quelque chose,
un truc pour aider Votre Excellence dans sa profonde réflexion, vous
pourrez vous en rendre compte, à condition de bien suivre mon conseil et
de faire tout exactement comme je le dirai, je ne suis qu’un simple
soldat de réserve, j’ai six enfants à la maison, j’ai
été mobilisé pour cause de guerre pour aussi longtemps que
la menace persiste, alors je vous donne donc le conseil suivant pour parer
à la maladie de la réflexion, car je l’ai moi-même
expérimenté, et chez moi ça a bien marché, si bien
que depuis je ne réfléchis plus et je jouis d’une
très bonne santé ; je vous cède donc de tout
cœur et gratuitement la recette, Votre Excellence, elle consiste à
vous lever demain matin à cinq heures précises, et à
accrocher un sac lourdement chargé sur votre dos, et en outre un lot de
rations et deux cartouchières bien coupantes, et mettez
vous en marche et marchez vers le village de Pilizscsaba,
mais à une allure suffisante pour y arriver avant neuf heures, et alors
grimpez l’arme au poing au pas de gymnastique sur la plus haute colline,
par le flanc rocailleux, celui par lequel souffle de biais un vent neigeux
à travers le layon depuis la vallée, mais sans jamais cesser de
courir, puis il convient de se jeter brusquement à plat ventre dans la
neige et de tirer droit devant soi durant dix minutes, puis de sauter sur ses
pieds, ensuite à plat ventre de nouveau, et de renouveler ces
opérations une vingtaine de fois, jusqu’à onze heures, et
quand les oreilles de Votre Excellence sont déjà bien
gelées, il convient d’attendre qu’il fasse encore un peu
plus froid puis de continuer la route jusqu’à la ville
d’Esztergom, et quand vous y arriverez le soir, vous devrez vous y
coucher dans la baraque du camp, même s’il ne reste plus de place
pour vous, c’est-à-dire entre deux autres hommes, de façon
que le bon froid vous atteigne entre les deux litières de paille, et
alors vous verrez, sur le coup de minuit vous aurez parfaitement cessé
toute réflexion et vous déciderez sur le champ si vous devez
déjà démobiliser ou non, et vous enverrez votre message
à la Russie, et vous vous sentirez tellement bien de ne plus être
obligé de réfléchir, veuillez agréer, Votre
Excellence, l’expression de mon profond respect, János Sacados, réserviste.
Az Ujság
23 janvier 1913