Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

 

afficher le texte en hongrois

Si les hÉros dramatiques rEssuscitaient…

 

Monsieur Jean Sarment[1], dont on a voulu jouer chez nous la pièce à succès Le Mariage de Hamlet de façon originale, en séances nocturnes, dans le style de cet excellent auteur, a découvert une méthode non méprisable d’écriture dramatique. Il a ressorti une pièce trop souvent jouée, dénommée Hamlet, avec ses personnages déjà bien connus, et il a concocté une nouvelle intrigue en partant de l’hypothèse que chacun ne peut qu’approuver à l’époque du relativisme : les mêmes personnages, les mêmes complications auraient pu conduire à une tout autre issue si au moment décisif les héros avaient changé d’avis et n’avaient pas foncé de la tête dans le mur ou inversement.

Cette méthode, comme le chante une vieille rengaine de music-hall, est "banale pourtant géniale". Après tout la scène n’est qu’un jeu, même si elle est un jeu d’adultes. Ne pourrions-nous pas considérer les personnages de théâtre comme des briques de construction à la Richter[2] ? Tous les enfants du monde se moqueraient de nous si nous nous entêtions à monter avec les mêmes briques chaque fois la même maison. L’idée de Sarment n’est absolument pas à rejeter. La naïveté de Shakespeare et des autres auteurs qui s’accrochaient à la conception qu’entre le caractère du héros et son destin il existe des relations fatales (autrement dit un même héros ne peut avoir qu’une seule destinée) nous pourvoit largement de héros dramatiques pour cent ans ; les petits et grands Sarment pourraient ne rien faire d’autre qu’élaborer et retravailler les permutations, combinaisons et variations de nombre de héros en autant de pièces nouvelles. Il est certain que le Roi Lear transporté dans l’entourage de la Dame aux Camélias ferait ressortir de nouveaux aspects de sa personnalité, et que le joyeux Figaro enrichirait de couleurs bariolées le monde morne de Strindberg.

À Laputa, la capitale de la science de la culture et de la magie flottant entre les nuages, Gulliver décrit une machine que l’inventeur présente à l’académie des écrivains. Cette machine fabrique des ouvrages scientifiques et philosophiques en mêlant puis dispersant simplement les mots du dictionnaire, selon les règles élémentaires de la syntaxe. À chaque tour de manivelle une nouvelle phrase sort de la machine, et chaque nombre convenable de phrases est constitué automatiquement en un livre par la machine. Plus rien n’empêche qu’au stade actuel de l’évolution technique on construise une machine à écrire des pièces de théâtre : on l’alimente par le haut en personnages dramatiques tout faits, et après énergique secouement, il en sorte par en bas chaque fois une nouvelle intrigue ; ce ne sera ensuite qu’un jeu d’enfant d’écrire autant de pièces en trois actes.

À titre expérimental nous avons l’honneur de vous présenter pour votre plaisir quelques échantillons des fabrications de cette machine merveilleuse.

 

1.

Le Roi Lear et les Lear Sisters

 

Le vieux propriétaire de filles revient de la forêt alors qu’on apprend que le contrat immobilier conclu entre Goneril et Régane a été signé par Nádosy[3], par conséquent il n’est pas valide. Il confie donc sa fortune à sa troisième fille Cordélia, or celle-ci fait faillite dans une affaire de spéculation foncière. Fort heureusement entre-temps Goneril et Régane ont trouvé à s’embaucher dans la revue d’un music-hall parisien, et les Lear Sisters forment un trio en y intégrant le vieux, comme femme à barbe.

 

2.

Montaigu, Capulet et Cie

 

Il s’avère que le poison que Roméo et Juliette ont avalé a été falsifié, et plus rien ne fait obstacle au bonheur des jeunes ; alors pour la fabrication de poison bon marché les familles Montaigu et Capulet fondent un consortium de mort-aux-rats, sur une base fifty-fifty. Tout va à merveille jusqu’au jour où des mésententes apparaissent entre Roméo et Juliette concernant la gestion de l’affaire, le mari menace de divorcer et de quitter la firme. Le vieux Montaigu et l’épouse chenue de Capulet font de vains efforts pour rabibocher les jeunes, ils finiront par s’empoisonner de chagrin dans la chapelle.

 

3.

Othello

ou le saxophoniste ou la voix du sang.

 

On apprend à temps l’innocence de Desdémone, en revanche entre-temps les Anglais envahissent Chypres ; Othello émigre à Vienne où il trouvera un premier emploi à la rédaction de la revue théâtrale Bühne (La Scène), puis, compte tenu de sa formation de gouverneur, il sera embauché comme chef d’orchestre par la troupe d’une revue nègre élégante. Cassio apprend que le Maure a tissé une idylle avec quelqu’un de sa race, la prima donna Dean, il court le faire savoir à Desdémone qui étranglera Iago.

 

4.

La dot de Lohengrin

 

Les aveux de Lohengrin sont publiés au Journal Officiel, où on ne va pas tarder de dévoiler qu’en réalité il n’est autre que Schultze. Parallèlement on retrouve les vestiges de la table du Graal à l’Institut de Cartographie. Le vieux Parsifal déclare qu’il ne paiera plus une seule couronne, puisqu’il y aurait des ambiguïtés autour de la lignée d’Elsa von Brabant, bien que le vieux Braun, père d’Elsa nie énergiquement. Fort heureusement Lohengrin surgit à la dernière minute avec les six poules, et donne sa parole de s’amender.

 

5.

Œdipe,

le phénomène psychanalytique

 

Après que Steinach[4] a rajeuni la vieille Agrippine et a implanté des yeux de singe à Œdipe, il s’est avéré qu’Agamemnon, étant donné que désormais sa femme est bien plus jeune que son fils, n’est en réalité pas un cousin d’Oreste, mais il est son propre grand-père. Œdipe, dans sa frayeur que de cette façon ce ne soit pas avec sa mère qu’il ait couché, se fait admettre à la clinique de Sigmund Freud, où on réussit à projeter son dangereux complexe du père sur la personne du médecin traitant. Le jeune homme ainsi guéri, heureux, conduira à l’autel notre excellent freudien, Sándor Ferenczi.

 

6.

Élisabeth Stuart

 

Élisabeth change d’avis et ne signe pas l’ordre d’exécution, alors Mortimer, ému de cette générosité, tombe amoureux de la reine, elle perdra la guerre, sera jetée en prison, et Marie Stuart veut la faire décapiter. Mais Mortimer est tellement amoureux d’Élisabeth, que cela émeut la Stuart, l’ordre de décapitation ne sera pas signé. Élisabeth pourra réunir ses troupes, battre Maie Stuart et lui couper la tête.

 

7.

Le mariage de Cyrano

 

Cyrano va consulter Aurél Réthi[5], l’excellent médecin spécialiste des nez, qui lui fabriquera un petit nez retroussé. En même temps Christian verra son nez rallongé au point que Roxane se détournera aussitôt de lui. Vilmos Rácz[6] voudrait entreprendre la réconciliation des parties, mais Ragueneau qui avait fait transformer sa rôtisserie de pâtés en une rédaction, proteste contre ces atrocités dans son éditorial. L’éditorial paraît sur deux colonnes, et les deux colonnes cognent Christian à la tête au point qu’il accepte l’offre du Théâtre de la Gaîté de jouer le rôle de Cyrano.

 

8.

À Pâques ou à la Trinité

 

On apprend qu’en réalité le médecin finnois n’est pas la même personne que Lajos Gellért[7], mais c’est Mária Lehotay, cela n’empêchera pas qu’on monte la pièce.

 

Suite du recueil

 



[1] Jean Sarment (1897-1976). Comédien et auteur dramatique français.

[2] Antal Richter (1894-1956). Ingénieur et architecte hongrois.

[3] Imre Nádosy (1872-1935). Chef de la police, compromis dans l’affaire de faux billets de banque français.

[4] Eugen Steinach (1861-1944). Médecin biologiste autrichien, inventeur d’une opération visant à rajeunir et à stimuler la virilité.

[5] Aurél Réthi (1884-1976). Médecin chirurgien laryngologiste hongrois.

[6] Vilmos Rácz (1889-1976). Journaliste, sprinteur, champion olympique,.

[7] Lajos Gellért (1885-1963). Comédien hongrois