Frigyes
Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre
Le secret du succÈs
Je n’ai jamais lu un livre de ce titre, mais
j’en suis certain, c’est un professeur allemand qui l’a écrit, sur cinq cents
pages, avec une connaissance profonde de la matière, énormément de données
d’histoire de la culture, remarquablement ciselé – traitant à part les aspects
de psychologie des masses, d’esthétique intérieure et de politique littéraire
extérieure. Un tel livre doit exister quelque part, il doit donner une image
théorique exhaustive et parfaite du grand problème de savoir, à quoi tient le succès – et il est bien
sûr qu’un auteur dramatique qui cherche à apprendre des choses utiles pour son
métier n’a pas intérêt à lire ce livre.
Car il existe quelque chose que ce
professeur allemand ne peut pas savoir. Il est certain qu’il ignore
l’essentiel : car s’il le savait, il n’aurait pas écrit le livre. Et cette
chose, cet essentiel, le secret du succès réside en ce que…
Mais n’anticipons pas. Supposons que ce
soit à moi que l’on confierait l’écriture d’un tel ouvrage. Je l’écrirais
probablement, après une longue réflexion, sous forme de dialogue péripatétique.
Deux personnes discuteraient : le directeur de théâtre et l’auteur. Le
point de départ du dialogue consisterait en ce que le directeur de théâtre a
besoin d’une pièce, à succès, et il harcèlerait l’auteur pour qu’il lui écrive
une telle pièce. Dès lors il s’avérerait que le directeur a un plus grand
besoin du succès que l’auteur – ce qui n’est que l’évidence. Sans considérer
que le théâtre empoche quatre-vingt-dix pour cent du succès, et l’auteur
seulement dix, le théâtre n’a et ne peut avoir d’autre voie. Le théâtre n’a
aucun autre objet : seule une pièce peut lui apporter le succès –
l’écrivain, lui, s’il subit un four sur la scène, peut très bien réussir dans
d’autres genres – Mór Jókai
en est la meilleure illustration.
La suite du dialogue démontrerait qu’il
existe une troisième grande différence entre les points de vue du directeur et
de l’auteur. Pour le directeur, le succès moral et le succès financier
représentent une et même chose – on n’attend de lui rien d’autre, il ne doit
répondre pour rien d’autre. L’auteur, en revanche, a certaines préoccupations.
L’auteur, s’il est aussi poète, connaît deux sortes de succès, or il craint l’un des deux davantage que l’échec : il s’agit du succès qu’il obtiendrait avec une œuvre
qui ne lui plairait pas, avec
laquelle il ne pourrait s’identifier,
dont il sentirait instinctivement qu’elle lui nuirait plus qu’un échec, qu’elle
falsifierait son image, qu’elle gâcherait son rapport naturel avec le public,
qu’elle ferait obstacle à ses aspirations futures.
L’objet de mon discours, c’est cet
important conflit d’intérêts opposés. Le directeur se référerait à des pièces à
grand succès, il rabâcherait à l’auteur avec enthousiasme, en se référant
auxdites pièces à grand succès, que le public a besoin de ceci et de cela : que ce sont des sujets, des optiques,
des tons et des rôles tels et tels
qui apportent toujours le succès
depuis que le monde et monde et qu’on y joue du théâtre. L’auteur, lui,
s’accrocherait obstinément à sa position : le succès ne peut germer que
d’une pièce qui surprend, qui apporte
du neuf, qui n’a pu être écrite que par lui, personne d’autre – donc le
secret du succès réside justement en ne
pas écrire des pièces qui ressembleraient à d’anciens succès. Le directeur puise tous ses arguments dans
l’expérience, l’auteur dans l’imagination. L’un concerne le passé et le
présent, l’autre l’avenir. L’un fait confiance à ce qui est, l’autre à ce qui pourrait
être. Le directeur dirait « écrivez-moi une autre pièce semblable à la
précédente qui a tant plu », l’auteur répondrait « elle a plu parce
qu’elle a été la première de son genre – la suivante devrait encore être la
première, d’un nouveau genre ». Le directeur arguerait que le succès a ses
normes – l’auteur lui rétorquerait, par ce paradoxe que cette norme, cette
constante réside justement dans la variété. Le directeur se réclamerait de
poètes à grand succès de qui il faut apprendre, auxquels il faut ressembler –
l’auteur continuerait son grand écart intellectuel et prétendrait que les
grands poètes se ressemblent justement en ce qu’ils diffèrent les uns des
autres – ils diffèrent bien plus les uns des autres qu’ils ne diffèrent des
autres humains.
Ainsi coulerait la dispute et le directeur
finirait par se lasser – comment celui-là veut-il donc écrire une pièce à
succès s’il ignore le secret du succès ? Et l’auteur répliquerait :
justement, c’est en l’ignorant – dès que je l’ai compris, c’en est fini du
succès. Et il parlerait du bonheur de la
création et de l’écriture, qui ne peut surgir que si le travail se fait
dans une ivresse – mais où vais-je
cherche l’ivresse si je sais que je suis en train de créer ? Et le
directeur mettrait une fin acide au débat par ces mots : le secret du
succès serait donc de même nature que celui de l’alchimiste faiseur d’or,
touiller de la cendre, de l’eau, de l’acide chlorhydrique dans un creuset de
marbre, sans jamais songer à la boue.
L’auteur baisserait les yeux et dirait avec résignation : c’est bien cela.
C’est ainsi que j’écrirais ce livre sur le
secret du succès. Mais je ne l’écrirai pas, parce que je sais désormais que
j’aimerais que ce livre ait du succès – par conséquent il n’aurait pas de
succès – par conséquent je sais qu’il n’aurait pas de succès, donc je ne sais
pas qu’il aurait du succès, donc il aurait du succès, donc il n’aurait pas de
succès…
Mieux vaut ne pas y penser.