Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

 

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conversation sur la littÉrature

 

A : Ça fait longtemps que vous attendez, Monsieur ?

B : Assez, cela fait presque une heure.

A : Ils nous font beaucoup attendre. Hum. Que lisez-vous ?

B : Rien… Le Bulletin.

A : Ah, Le Bulletin. Vous lisez Le Bulletin ? Qui écrit dedans ? Kárász ?

B : Oui, je crois. Une nouvelle. (Pause.)

A (tranchant et menaçant) : Et qu’est-ce que vous en pensez ?

B (un peu gêné) : Hum… Je ne sais pas trop. Je pense que c’est un écrivain très intéressant. Il écrit des choses intéressantes. (Timidement.) Vous ne pensez pas ?

A (soudainement, avec la supériorité de qui s’ennuie) : Si, si, je pense. Je pense que c’est un âne.

B : Euh… Euh… Que c’est…

A (bienveillant) : Tout va bien, mon ami, vous n’avez pas à vous excuser. Pour le moment Kárász vous plaît. Il n’y a pas de honte à ça. Vous êtes encore nombreux dans ce pays. Vous êtes jeune. Vous venez de la province, n’est-ce pas ? N’en rougissez pas. Continuez de lire notre ami Kárász, cela ne vous fera aucun mal. (Curieux.) Alors comme ça, jeune homme, vous venez de la province ? Allez, dites-le.

B (timidement) : Oui… Autrefois j’étais en province…

A : Vous voyez, mon cher. Ça se remarque. Alors continuez votre lecture de Kárász. Un jour vous vous marierez, vous aurez des enfants, vous reprendrez le magasin de votre père – vous êtes juif, n’est-ce pas ? – N’en ayez pas honte, moi aussi je suis juif.

B (timidement) : Non… Je ne suis pas juif…

A : Ce n’est pas grave, mon petit, alors je vous laisse continuer la lecture du Bulletin. Je ne vous dérange plus. C’est un auteur pour vous, ce Kárász.

B (timidement) : J’ai l’impression… que vous n’aimez pas cet écrivain.

A (contraint, vaniteux) : Écoutez, mon ami, ne parlons plus de ces choses-là.

B (rougit un peu, mais insiste) : Si, justement, parlons encore. Quel est l’écrivain que vous aimez, d’après vous, qui est un bon écrivain ?

A (pèse ses mots, vaniteux) : Pour quelqu’un qui ici en Hongrie se considère comme un intellectuel, jeune homme, et qui prétend dans sa vie pouvoir converser à un niveau culturel élevé, un seul écrivain est à même de répondre à son exigence esthétique : cet écrivain est Binthy.

 

Pause

 

 

A : Eh bien, pourquoi ce regard naïf, mon ami provincial ? Vous ne le connaissez peut-être pas ?

B : Si, je le connais. Le connaitriez-vous peut-être personnellement ?

A (vite) : Oui… en passant… Nous avons discuté de sujets esthétiques… C’est sans importance. – Vous voyez. C’est bien pour cela que je vous disais de ne pas parler de ces choses.

B : Si, si, parlons-en. Donc, selon vous Binthy est l’écrivain parfait.

A (contraint) : Oui… Mais que voulez-vous que je vous en dise ? Vous êtes un jeune garçon charmant, provincial, vous avez probablement passé le baccalauréat avec mention, maintenant vous êtes monté à Pest, vous vous marierez, et maintenant vous lisez  Le Bulletin

B : Oui… pardon… j’ai l’impression que vous ne me trouvez pas digne de parler de littérature avec vous… Cela me gêne un peu, je l’avoue. Tout de même, sur quoi fondez-vous cette… Vous avez un jugement bien rapide j’ai l’impression… Je ne sais pas si je me suis bien exprimé… Ce que j’aimerais vous dire c’est que vous pourriez tout de même essayer de parler avec moi… essayer de vous rapprocher de moi… J’ose deviner que vous avez un puissant sens critique…

A (bienveillant) : Vous vous êtes très bien exprimé, mon jeune ami provincial. De façon un peu primitive, mais claire. De façon sensée. Alors écoutez, vous êtes franc, moi aussi je serai franc, même si je vous connais à peine. Je ne peux pas vous parler de Binthy, de son intellect, de ses écrits… Tout simplement parce que vous, jeune homme, ne le comprendriez pas et ne pourriez pas le comprendre. Un point, c’est tout.

B (rougit très fort) : Pardon… Vraiment, pardonnez-moi… Vous avez vu cela si vite en moi ?

A (bienveillant) : Eh bien oui, mon cher, un homme comme moi connaît un peu les gens, voyez-vous. (Il le dévisage.) Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas ? Il suffit de vous regarder. Vos habits, votre cravate, votre front, vos petits yeux… même Le Bulletin entre vos mains – excusez-moi, les personnes capables de comprendre les écrits de Binthy n’ont pas cet air-là.

B (gêné) : Pourtant… si…

A (cassant) : Écoutez, mon ami, laissons cela. Je savais que cela vous serait désagréable. C’est pourquoi je ne voulais pas parler littérature.

B : Mais… j’aimerais beaucoup parler avec vous… Je serais heureux…

A (regarde sa montre) : Bon, mon petit, je suis pressé, on parlera une autre fois si vous y tenez.

B : S’il vous plaît… Juste une minute encore…

A (se lève) : Une autre fois. Je vous prie de me pardonner. Ce n’est pas de ma faute, mais je connais un peu les hommes et je dis ce que je pense… Bon, je vous redemande de ne pas m’en vouloir. J’ai été ravi. (Il agite la main négligemment.) À la prochaine, mon petit. Je me présente : József Berend.

B (se lève également, saisit la main tendue et la serre) : Moi aussi j’ai été ravi. Et je regrette que vous n’ayez pas une bonne opinion de moi. Je m’appelle Binthy.

 

Rideau