Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"
J'ai
fait sa connaissance au café. Elle était assise à une
autre table en compagnie d'un jeune homme ; c'est son chapeau qui a
attiré mon regard et un geste, un geste indéfinissable, un
haussement d'épaules. Elle n'avait rien pour la distinguer d'autres
femmes : environ trente-cinq ans, le visage déjà un peu
usé, des cernes sous les yeux et tout ça.
Quand elle est restée
seule je suis allé à sa table, par ennui, pour bavarder. Il
apparut que madame était plus large de hanches qu'on aurait pu le croire
de profil, et qu'elle avait deux rides autour de la bouche.
Fort de mon expérience, je
lui ai tout de suite déclaré qu'elle était charmante et
svelte et qu'elle avait un visage étonnamment lisse.
Elle a arrondi les lèvres
et m'a dit en minaudant :
- Monzieur
veut m'enjanter de zentillezzes !
Son ton m'a étonné
car son âge me permettait normalement de conclure qu'elle avait eu le
temps d'acquérir l'usage des consonnes sans zézayer. Mais je me
suis dit qu'il s'agissait d'un hasard et je l'ai invitée à
dîner, après tout elle présentait encore assez bien.
Quand j'ai pris le menu en mains,
madame a applaudi frénétiquement de ses deux petites menottes et
dit :
- Hou là là, Maïdehite manzera auzoud'hui de la peïdrix hotie !
J'ai remarqué
courtoisement que j'étais heureux d'apprendre son prénom, j'ai
rapidement observé qu'elle avait des ongles vernis et j'ai
chuchoté à l'oreille du garçon que je reviendrais demain
régler la note parce que je n'avais pas prévu le rôti de
perdrix.
Pendant le dîner, toute l'attitude
de Marguerite refléta, pour ainsi dire, un charme enfantin, à
l'unique exception de son appétit qui était celui d'une adulte
complètement développée, voire celui d'un organisme aux
besoins nutritionnels largement surdimensionnés.
À quelques pas du
restaurant, Marguerite s'arrêta devant une élégante vitrine
de corsages et se mit gentiment à pleurnicher avec le balbutiement
infantile de ses lèvres en cul-de-poule :
- Hi, hi, hi, Maïdehite veut un zoli betit cosaze ! Elle
veut ! Hi, hi, hi.
Cette façon de demander
m'a paru si gentille et si irrésistible que je n'ai pas pu lui
refuser ; je suis entré, j'ai acheté le corsage pour madame
en demandant qu'on m'envoie la note chez moi.
Madame Marguerite a ensuite
observé qu'à cette heure tardive elle ne pouvait plus rentrer
chez elle.
Peu avant d'arriver chez moi, un
vieillard vendait d’horribles petits chiots qui miaulaient dans ses
poches. Madame Marguerite s'est arrêtée et s'est mise à
sautiller.
- Ho, ho, pedit sien, pedit sien ! Ajeder un pedi sien pou Maïdehite !
Devant tant de charmes enfantins,
il eut été déplacé de se montrer inflexible.
Après un peu d'hésitation j'ai pris une des bêtes entre
deux doigts. C'était un petit chiot brun, pas plus grand qu'un gant de
boxe, mais sa lèvre était large comme un drap et il avait la
fâcheuse habitude de vous lécher brusquement le visage en tous
sens quand on n'y faisait pas attention.
- C'est combien ? -
demandai-je au vieil homme ?
- Cinq couronnes, a-t-il
répondu.
- Trois, ai-je dit, ce
à quoi le petit chien a jappé et s'est oublié sur ma main
qui le soutenait.
- Quatre, a dit le vieux.
- Trois cinquante.
- Oh, mon pedit sien ! - a dit Madame, et le chien reconnaissant
m'a si énergiquement léché l'œil gauche qu'il en a
failli couler.
J'ai donc acheté le chien,
mais le lendemain Marguerite l'a jeté. À midi, en rentrant
à la maison, j'ai trouvé Marguerite toujours au lit. De ses
petites menottes elle se frottait les yeux et elle m'a balbutié adorablement :
- Maïdehite
veut déïeuner !
Je l'ai aidée à
s'habiller puis je l'ai emmenée déjeuner.
Elle est ensuite restée
avec moi jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Une impression
confuse me disait que dorénavant je devais prendre soin de cette
innocente enfant qui, avec une telle confiance, avait déposé son
existence entre mes mains paternelles.
À cinq heures Marguerite a
dit :
- Maïdehite
va maintenant chez Maïzette pipeletter !
Je devais comprendre que
Marguerite souhaitait rendre visite à une amie nommée Marisette pour "pipeletter"
avec elle, ce qui dans son vocabulaire personnel et infantile signifiait faire
la causette.
J'ai accompagné
Marguerite. Pendant le trajet nous nous sommes arrêtés devant des
boutiques et, dans son gentil babillage infantile, Marguerite a fini par
m'arracher quelques babioles.
Dans la rue Nagymező
elle m'a pris par la main et elle m'a traîné joyeusement au
quatrième étage d'un immeuble. J'ai souri poliment et j'ai couru
avec elle. Là-haut elle a fait demi-tour et elle a couru jusqu'en bas en
me faisant une charmante grimace :
- Ouh !
Vilain monsieur !
Et elle a craché
infantilement sur mon pardessus.
J'ai souri poliment. Marguerite a
inventé encore quelques farces de ce genre. Avant de se planter
définitivement sous un porche.
- Voilà ! -
a-t-elle dit en me tapant dans le dos avant de disparaître.
Je l'ai attendue un moment, mais
comme elle ne venait pas j'en ai eu assez de piétiner et je suis
lentement, pensivement, retourné à mon café.
À huit heures elle est
venue me chercher.
- Dînette,
dînette ! - a-t-elle dit en applaudissant et elle m'a
traîné dans un restaurant.
Au restaurant je me suis
aperçu qu'entre-temps Madame Marguerite s'était enrichie d'un
petit collier en or. Ses petits doigts jouaient gentiment avec la
chaînette et quand j'ai voulu savoir d'où ça venait elle
m'a parlé de son amie Marisette.
Au cours des jours suivants
l'infantilisme de Madame Marguerite est allé croissant. Au café
nous avons joué à la main chaude, à attrape, le long de
l'avenue Andrássy, et au meunier, sous nos chaises, au théâtre.
À cinq heures, Marguerite
rendait visite à différentes amies, elle avait à faire
tantôt avenue Nagymező, tantôt place Calvin,
tantôt à Zugló. Elle me le
demandait avec tant de gentillesse que j'ai fini chaque fois par l'accompagner.
- Ma chère enfant, lui
ai-je dit un jour, aujourd'hui je ne peux pas t'accompagner, j'ai à
faire au bureau des impôts.
Au moment de la séparation
Marguerite s'est mise à pleurnicher.
- Hou, hou, hou, Maïdehite n’a pas d'aïzent.
Je lui ai donné ce que
j'avais sur moi, et j'ai pris songeusement la direction du bureau des
impôts d'où je venais de recevoir un quatrième
avertissement.
Le soir je traversais la place
Kálmán Tisza pour rentrer chez moi. Une charmante petite voix
balbutiante me parvint depuis un banc.
- Qui picotait du pain
dur…
Je connaissais cette voix et j'ai
en effet reconnu Marguerite en train de jouer à un gentil jeu d'enfant
en compagnie d'un jeune homme d'une vingtaine d'années.
Quand j'ai voulu m'informer,
Marguerite s'est mise à pleurer et après un long interrogatoire
elle m'a expliqué qu'il s'agissait de son propre fils qu'elle avait
croisé en route par hasard.
L'explication ne manquait pas de
vraisemblance. J'ai serré la main du jeune homme qui avait
assisté à ce dialogue en ricanant. Il avait la poignée de main
ferme.
Rentré à la maison
je me suis mis à gronder Marguerite de m'avoir mis dans une situation si
inconfortable. Elle a joint ses deux mains pour me supplier :
- Peti,
peti meutieu, il faut me païdonner !
Toute la soirée j'ai eu le
cœur serré, agité de bizarres sentiments d'angoisse ;
j'avais ressenti la même chose le jour où, durant mon service
militaire, un des soldats m'avait volé mon calot, j'avais mis un vieux
chapeau haut de forme sur ma tête pour passer la revue avec le
pressentiment que ça pourrait mal tourner.
Le lendemain j'ai
accompagné Marguerite jusqu'à la rue Koronaherceg.
Elle est montée chez son amie, et moi j'ai pensivement pris le chemin de
mon café. En rentrant le soir chez moi j'ai retrouvé Marguerite.
En compagnie d'un grand échalas de soldat ils étaient assis sur
le canapé à jouer à pigeon vole. Elle a sursauté
à ma vue et a couru pour m'accueillir.
- Hu, hu, hu ! Le
vilain meuïeur est enté ici et il n'aïète pas de m'embêter, s'est-elle
plainte.
Et elle se cachait les deux yeux
avec ses deux poings.
J'ai poliment invité le
soldat à ne pas importuner Madame Marguerite, et particulièrement
à mon domicile. Un peu gêné, le soldat a aussitôt
déguerpi.
- Hu, hu, hu ! Maïdehite est facée.
Vilain meuïeu ! - a dit Madame Marguerite.
Je me suis placé en face
d'elle et j'ai arrondi mes lèvres pour balbutier.
- Maïdehite
va maintenant pende zentiment ses zambes
à son cou et me débaïasser le
plancher, sinon je lui administe un coup de pied
là où je pense et elle n'atteïira sûïement pas avant Soroksár !
- Ah bon, vraiment ? a
demandé Madame Marguerite avec une prononciation impeccable et en me
toisant. – J'ignorais que j'avais affaire à un rat, un saligaud de
ton espèce.
Et elle est partie en
froufroutant.
[1] Cette nouvelle a
été publiée aux Éditions des Syrtes das le recueil "La ballade des hommes muets"