Frigyes Karinthy : "Souvenirs de Budapest"   

 

 

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La femme qui ZÉzaye[1]

J'ai fait sa connaissance au café. Elle était assise à une autre table en compagnie d'un jeune homme ; c'est son chapeau qui a attiré mon regard et un geste, un geste indéfinissable, un haussement d'épaules. Elle n'avait rien pour la distinguer d'autres femmes : environ trente-cinq ans, le visage déjà un peu usé, des cernes sous les yeux et tout ça.

Quand elle est restée seule je suis allé à sa table, par ennui, pour bavarder. Il apparut que madame était plus large de hanches qu'on aurait pu le croire de profil, et qu'elle avait deux rides autour de la bouche.

Fort de mon expérience, je lui ai tout de suite déclaré qu'elle était charmante et svelte et qu'elle avait un visage étonnamment lisse.

Elle a arrondi les lèvres et m'a dit en minaudant :

Monzieur veut m'enjanter de zentillezzes !

Son ton m'a étonné car son âge me permettait normalement de conclure qu'elle avait eu le temps d'acquérir l'usage des consonnes sans zézayer. Mais je me suis dit qu'il s'agissait d'un hasard et je l'ai invitée à dîner, après tout elle présentait encore assez bien.

Quand j'ai pris le menu en mains, madame a applaudi frénétiquement de ses deux petites menottes et dit :

- Hou là , Maïdehite manzera auzoud'hui de la peïdrix hotie !

J'ai remarqué courtoisement que j'étais heureux d'apprendre son prénom, j'ai rapidement observé qu'elle avait des ongles vernis et j'ai chuchoté à l'oreille du garçon que je reviendrais demain régler la note parce que je n'avais pas prévu le rôti de perdrix.

Pendant le dîner, toute l'attitude de Marguerite refléta, pour ainsi dire, un charme enfantin, à l'unique exception de son appétit qui était celui d'une adulte complètement développée, voire celui d'un organisme aux besoins nutritionnels largement surdimensionnés.

À quelques pas du restaurant, Marguerite s'arrêta devant une élégante vitrine de corsages et se mit gentiment à pleurnicher avec le balbutiement infantile de ses lèvres en cul-de-poule :

- Hi, hi, hi, Maïdehite veut un zoli betit cosaze ! Elle veut ! Hi, hi, hi.

Cette façon de demander m'a paru si gentille et si irrésistible que je n'ai pas pu lui refuser ; je suis entré, j'ai acheté le corsage pour madame en demandant qu'on m'envoie la note chez moi.

Madame Marguerite a ensuite observé qu'à cette heure tardive elle ne pouvait plus rentrer chez elle.

Peu avant d'arriver chez moi, un vieillard vendait d’horribles petits chiots qui miaulaient dans ses poches. Madame Marguerite s'est arrêtée et s'est mise à sautiller.

- Ho, ho, pedit sien, pedit sien ! Ajeder un pedi sien pou Maïdehite !

Devant tant de charmes enfantins, il eut été déplacé de se montrer inflexible. Après un peu d'hésitation j'ai pris une des bêtes entre deux doigts. C'était un petit chiot brun, pas plus grand qu'un gant de boxe, mais sa lèvre était large comme un drap et il avait la fâcheuse habitude de vous lécher brusquement le visage en tous sens quand on n'y faisait pas attention.

- C'est combien ? - demandai-je au vieil homme ?

- Cinq couronnes, a-t-il répondu.

- Trois, ai-je dit, ce à quoi le petit chien a jappé et s'est oublié sur ma main qui le soutenait.

- Quatre, a dit le vieux.

- Trois cinquante.

- Oh, mon pedit sien ! - a dit Madame, et le chien reconnaissant m'a si énergiquement léché l'œil gauche qu'il en a failli couler.

J'ai donc acheté le chien, mais le lendemain Marguerite l'a jeté. À midi, en rentrant à la maison, j'ai trouvé Marguerite toujours au lit. De ses petites menottes elle se frottait les yeux et elle m'a balbutié adorablement :

Maïdehite veut déïeuner !

Je l'ai aidée à s'habiller puis je l'ai emmenée déjeuner.

Elle est ensuite restée avec moi jusqu'à cinq heures de l'après-midi. Une impression confuse me disait que dorénavant je devais prendre soin de cette innocente enfant qui, avec une telle confiance, avait déposé son existence entre mes mains paternelles.

À cinq heures Marguerite a dit :

Maïdehite va maintenant chez Maïzette pipeletter !

Je devais comprendre que Marguerite souhaitait rendre visite à une amie nommée Marisette pour "pipeletter" avec elle, ce qui dans son vocabulaire personnel et infantile signifiait faire la causette.

J'ai accompagné Marguerite. Pendant le trajet nous nous sommes arrêtés devant des boutiques et, dans son gentil babillage infantile, Marguerite a fini par m'arracher quelques babioles.

Dans la rue Nagymező elle m'a pris par la main et elle m'a traîné joyeusement au quatrième étage d'un immeuble. J'ai souri poliment et j'ai couru avec elle. Là-haut elle a fait demi-tour et elle a couru jusqu'en bas en me faisant une charmante grimace :

Ouh ! Vilain monsieur !

Et elle a craché infantilement sur mon pardessus.

J'ai souri poliment. Marguerite a inventé encore quelques farces de ce genre. Avant de se planter définitivement sous un porche.

- Voilà ! - a-t-elle dit en me tapant dans le dos avant de disparaître.

Je l'ai attendue un moment, mais comme elle ne venait pas j'en ai eu assez de piétiner et je suis lentement, pensivement, retourné à mon café.

À huit heures elle est venue me chercher.

- Dînette, dînette ! - a-t-elle dit en applaudissant et elle m'a traîné dans un restaurant.

Au restaurant je me suis aperçu qu'entre-temps Madame Marguerite s'était enrichie d'un petit collier en or. Ses petits doigts jouaient gentiment avec la chaînette et quand j'ai voulu savoir d'où ça venait elle m'a parlé de son amie Marisette.

Au cours des jours suivants l'infantilisme de Madame Marguerite est allé croissant. Au café nous avons joué à la main chaude, à attrape, le long de l'avenue Andrássy, et au meunier, sous nos chaises, au théâtre.

À cinq heures, Marguerite rendait visite à différentes amies, elle avait à faire tantôt avenue Nagymező, tantôt place Calvin, tantôt à Zugló. Elle me le demandait avec tant de gentillesse que j'ai fini chaque fois par l'accompagner.

- Ma chère enfant, lui ai-je dit un jour, aujourd'hui je ne peux pas t'accompagner, j'ai à faire au bureau des impôts.

Au moment de la séparation Marguerite s'est mise à pleurnicher.

- Hou, hou, hou, Maïdehite n’a pas d'aïzent.

Je lui ai donné ce que j'avais sur moi, et j'ai pris songeusement la direction du bureau des impôts d'où je venais de recevoir un quatrième avertissement.

Le soir je traversais la place Kálmán Tisza pour rentrer chez moi. Une charmante petite voix balbutiante me parvint depuis un banc.

- Qui picotait du pain dur…

Je connaissais cette voix et j'ai en effet reconnu Marguerite en train de jouer à un gentil jeu d'enfant en compagnie d'un jeune homme d'une vingtaine d'années.

Quand j'ai voulu m'informer, Marguerite s'est mise à pleurer et après un long interrogatoire elle m'a expliqué qu'il s'agissait de son propre fils qu'elle avait croisé en route par hasard.

L'explication ne manquait pas de vraisemblance. J'ai serré la main du jeune homme qui avait assisté à ce dialogue en ricanant. Il avait la poignée de main ferme.

Rentré à la maison je me suis mis à gronder Marguerite de m'avoir mis dans une situation si inconfortable. Elle a joint ses deux mains pour me supplier :

Peti, peti meutieu, il faut me païdonner !

Toute la soirée j'ai eu le cœur serré, agité de bizarres sentiments d'angoisse ; j'avais ressenti la même chose le jour où, durant mon service militaire, un des soldats m'avait volé mon calot, j'avais mis un vieux chapeau haut de forme sur ma tête pour passer la revue avec le pressentiment que ça pourrait mal tourner.

Le lendemain j'ai accompagné Marguerite jusqu'à la rue Koronaherceg. Elle est montée chez son amie, et moi j'ai pensivement pris le chemin de mon café. En rentrant le soir chez moi j'ai retrouvé Marguerite. En compagnie d'un grand échalas de soldat ils étaient assis sur le canapé à jouer à pigeon vole. Elle a sursauté à ma vue et a couru pour m'accueillir.

- Hu, hu, hu ! Le vilain meuïeur est enté ici et il n'aïète pas de m'embêter, s'est-elle plainte.

Et elle se cachait les deux yeux avec ses deux poings.

J'ai poliment invité le soldat à ne pas importuner Madame Marguerite, et particulièrement à mon domicile. Un peu gêné, le soldat a aussitôt déguerpi.

- Hu, hu, hu ! Maïdehite est facée. Vilain meuïeu ! - a dit Madame Marguerite.

Je me suis placé en face d'elle et j'ai arrondi mes lèvres pour balbutier.

Maïdehite va maintenant pende zentiment ses zambes à son cou et me débaïasser le plancher, sinon je lui administe un coup de pied là où je pense et elle n'atteïira sûïement pas avant Soroksár !

- Ah bon, vraiment ? a demandé Madame Marguerite avec une prononciation impeccable et en me toisant. – J'ignorais que j'avais affaire à un rat, un saligaud de ton espèce.

Et elle est partie en froufroutant.

 

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes das le recueil "La ballade des hommes muets"