Frigyes Karinthy : Eurêka

 

 

afficher le texte en hongrois

voir une vidéo de la scène en hongrois

trÈs dÉsagrÉable

La chose suivante est, par exemple, très désagréable.

Moi (Je suis assis dans une ville de province où je me suis rendu pour affaires, le soir, au café, après un spectacle de cabaret auquel j’ai assisté par ennui. Je suis de fort mauvaise humeur, je ne conseille à personne de s’asseoir en ce moment près de moi.)

un jeune homme blond (S’assoit près de moi.) : Bonjour, cher Maître.

Moi (Je constate que je peux l’identifier. C’est le jeune homme qui m’avait sollicité pour entrer au cabaret. Il doit faire partie de la maison, il pourrait être metteur en scène ou imprésario. Bon, d’accord, entendu, je serai clément avec lui, sous réserve qu’il ne reparle pas du spectacle.) : Bonjour.

Lui : Avez-vous apprécié le spectacle ?

Moi (Qu’est-ce que je dois en faire ? Faut-il en plus que j’en discute avec lui, j’étais heureux de l’avoir oublié, est-ce que je l’ai apprécié ou non ? Qu’est-ce que j’en sais ? Je m’en fiche. Je vais lui répondre des généralités, je dirai qu’il m’a plu, pour couper court.) : Je l’ai bien aimé.

Lui : Que dites-vous de la scène intitulée "Rossignol" ?

Moi (La scène intitulée "Rossignol" ? Je n’en garde aucun souvenir. Ou plutôt si, c’est celle où une grosse mémère fait cocorico. Je me mets en colère.) : Celle où la grosse mémère a fait cocorico ?

Lui : Une grosse mémère ? À qui pensez-vous ?

Moi (Je suis tombé dans son piège.) : Celle qui a joué la princesse turque. Celle à la tête de laquelle j’avais envie de jeter une chaise.

Lui (Ouvre de grands yeux.) : Une chaise ?

Moi Je n’avais pas de table à la portée de la main, il n’y avait que des chaises dans la salle.

Lui (Se tait.)

Moi : Est-il permis de lâcher une telle femme sur une scène ?

Lui (Se tait et me regarde avec fidélité et intelligence.)

Moi (Comme ça, c’est différent. Si tu es modeste et timide, je ne t’en veux pas, je veux même bien te donner une leçon, en signalant par ma franchise que je te distingue, que je te juge digne de ma sincérité.) : Eh oui. Je sais bien comment est la province. Qu’il faut être indulgent. Mais mon cher, ce que j’ai vu là, ce n’est pas permis, même en province. Vous dégoûtez le public de ce genre charmant qu’est le cabaret si vous travaillez avec des "collaborateurs"comme ça. Il ne s’agit pas de savoir si c’est du cabotinage ou non – ce que produisait cette femme, ce n’était même pas du cabotinage. Elle était tout simplement un tonneau, une dégénérée, une dinde criarde – elle ne mérite pas d’être présentée sur des tréteaux, sinon au musée de cire comme imitatrice comique de femme, ou alors au cirque Barnum, mais certainement pas dans un spectacle de cabaret à prétention artistique, et qui plus est dans une scène sérieuse.

Lui (Se tait.)

Moi (Zut, il se tait. S’il disait au moins quelque chose, sans quoi  je ne peux pas continuer. Soupçonneux.) : Où avez-vous ramassé cette malheureuse femelle, pour l’amour du ciel, qui c’est cette femme ?

Lui (Modestement.) : C’est ma femme.

Moi (Je laisse tomber la tasse que j’ai à la main, mais malheureusement elle ne se casse pas, je me baisse pour la ramasser, je la cherche longuement sous la table, il m’aide poliment.) : Merci… laissez… le garçon va s’en occuper… ça ne fait rien… une petite maladresse… c’est scandaleux à quel point on sert ici le café dans des tasses maladroites… elles glissent de la main des gens… ça alors.

Lui (Se tait.)

Moi (Je me tais, je regarde dans une autre direction, pour ne pas le déranger s’il a envie de s’en aller.)

Lui (Se tait.)

Moi (Vigoureusement, avec des gestes fermes.) : Bon, oui, de quoi on parlait ?

Lui (Poliment.) : De ma femme.

Moi : Ah oui. Justement, comme je vous le disais. Ne protestez pas – c’est comme je vous le dis. Ce n’est pas une mise en scène… Un… hum… un talent comme celui de… votre épouse, un directeur habile sait le mettre en valeur… hum… ne la ligote pas dans un rôle qui n’est pas fait pour elle… À Budapest, n’importe quel directeur digne de ce nom verrait immédiatement de quoi il retourne… S’il a la chance d’avoir une merveilleuse actrice talentueuse sous la main… avec une telle force comique… un tel charme… il ne les gaspillerait pas… il lui trouverait un rôle adapté… pour la mettre en valeur… Comme je vous disais, j’ai été écœuré… j’avais envie de balancer une chaise sur la scène… comment a-t-on osé produire une actrice d’un tel talent… dans une pièce aussi minable…

Lui (Se tait.)

Moi (Bon, je retombe sur mes pieds.) : Ce n’est pas possible, excusez-moi – vous êtes un homme intelligent, je peux vous parler franchement. Il n’est pas permis de faire jouer de telles saloperies à des acteurs de valeur. Je sais bien que la province c’est la province. Qu’il convient d’être indulgent. Mais il existe des bonnes pièces, expérimentées à Budapest, des pièces en un acte, de toutes sortes – pour ne pas être réduit à des élucubrations d’écrivassiers locaux…

Lui (Se tait.)

Moi (Bon, grâce à Dieu, j’ai rétabli la situation. Avec la vigueur de l’homme moralement scandalisé.) : De quelle poubelle avez-vous repêché ce navet intitulé "Rossignol" ? Qui a écrit ça ?

Lui (Avec fierté) : C’est moi.

 

Suite du recueil