Frigyes
Karinthy : Eurêka
Écoutez, viola,
distinguons…
- Ce
bandage sur ma tête ? – répéta ce cher Ödön avec un doux sourire. – Ah, ce
n’est rien, je me suis cogné. Tu demandes où je me suis
cogné ? Eh bien, disons, dans la salle de bains, contre le
poêle – ou contre la porte de l’antichambre –
qu’est-ce que ça peut te faire, en fait ?
- Oui,
bien sûr, tu as raison de dire que ça t’est égal,
c’est moi que ça regarde, mais j’ai l’air de feindre
de ne pas me rappeler où je me suis cogné, alors qu’en
général on n’oublie pas ces choses-là.
Écoute-moi : distinguons. Il arrive qu’on se rappelle
où on s’est cogné, et il arrive qu’on ne se le
rappelle pas, mais il peut aussi arriver, vois-tu, qu’on se le rappelle
mais on n’aime pas se le rappeler, ou encore, permets-moi, qu’on
n’aime pas en parler… Pardon, excuse-moi, je ne veux pas du tout
être désobligeant, je sais que tes questions sont bienveillantes,
mais tu vois, il faut distinguer… Je ne suis pas du tout vexé, ce
n’est nullement pour cela que je dis que je n’aime pas en parler,
au contraire, je suis reconnaissant pour l’intérêt que tu me
portes, je sais que tu le fais par amitié, mais excuse-moi, je peux
avoir mes raisons…
- Tu
dis que ça ne t’intéresse plus, puisque cela m’est
désagréable… Excuse-moi, mais tu m’as compris de
travers.
- Écoute,
distinguons, c’est une chose qu’un homme parle avec un homme et
c’en est une autre s’il parle avec une femme… Tu m’as
compris complètement de travers, je suis vraiment très heureux de
pouvoir te dire… Et il ne m’est nullement désagréable
– écoute, juge toi-même… Seulement je ne voulais pas
t’ennuyer.
- Non,
non, tu permets, il n’en est pas question – ton avis
m’importe beaucoup – puisque tu es aussi un mari et un père
de famille, écoute, distinguons. Des hommes peuvent comprendre cela.
- Eh
oui, voilà, dès midi j’ai bien vu, en rentrant du bureau,
que ma femme était de mauvaise humeur. Elle me répond à
peine quand je dis – mais avec douceur, comme je parle ici avec toi,
quand je lui dis, qu’y a-t-il mon petit, je dis ça calmement, elle
ne répond pas, elle ne répond rien quand je lui parle ?
Alors elle se met à crier, comme je te le dis :
« qu’est-ce que tu veux que je te réponde ?
J’ai peut-être la vie facile auprès de vous ! Et il
faut encore que je réponde à tout bout de champ »
c’est ce qu’elle dit… Écoutez, Viola, je lui
réponds, mais aussi calmement que je parle ici avec toi…
Écoutez, Viola, distinguons – il ne s’agit pas de savoir qui
a une vie heureuse auprès de l’autre, ça ne vous
empêche pas de me répondre, au contraire, vous devez justement
répondre pour que je sache ce qui cloche – qu’est-ce que
vous croyez, si je suis de mauvaise humeur, est-ce que je vous tiens tout de
suite pour responsable ? – sur quoi ma femme crie de plus en plus
fort que « j’ose encore parler de mauvaise humeur, moi qui la
semaine dernière suis rentré après minuit, et je me suis
commandé six chemises »… Écoutez, Viola,
distinguons, je dis, que viennent faire les six chemises avec la mauvaise
humeur ? Quand je suis de mauvaise humeur, il y a certainement une
raison… Alors elle hurle encore… « Vous, vous avez une
raison ? » – je lui dis : écoutez, Viola,
distinguons, je n’ai pas dit que je suis de mauvaise humeur, j’ai
dit que je pourrais l’être – alors elle hurle hors
d’elle : « Ah oui, et le mari de Livia achète
trois combinaisons en même temps à Livia, et une raquette aussi
hier après-midi, si vous voulez savoir ! » - Alors je me
suis étonné, et j’ai demandé, mais aussi calmement
que je parle ici avec toi : permettez, je dis, pourquoi quand le mari de
Livia lui achète des combinaisons, cela devrait m’empêcher
d’être de bonne ou de mauvaise humeur ? – Mais là
elle était déjà rouge de colère et elle s’est
mise à sangloter : « Alors vous dites que ça vous
est égal comment je me sens, qu’est-ce qui me cause de la joie, si
je pleure toute la nuit ou si je ne pleure pas – ça vous est
égal, vous vous en fichez, ça ne compte pas pour vous –
pouah ! – je suis une folle ! Une folle !... de
n’avoir pas compris ça à l’avance !... Pourtant
on m’avait prévenu… ». Écoutez, Viola, je
dis pour la calmer… Écoutez, Viola, pour l’amour de Dieu,
distinguons, je n’ai pas dit que cela m’est égal, j’ai
seulement dit qu’après tout, le mari de Livia ce n’est pas
mon affaire…, mais je n’ai pas pu terminer parce que
déjà ses yeux sortaient de leurs orbites et elle hurlait :
« En somme, vous refusez de m’en acheter ? » -
sur quoi, moi qui ne savais pas sur le moment de quoi il s’agissait, mais
je me maîtrisais, et je lui dis aussi doucement que je te parle
ici : Écoutez, Viola, distinguons – il ne s’agit pas
d’en acheter ou pas…, mais je n’ai pas pu terminer parce que,
tu vois, déjà l’assiette volait dans ma direction,
j’ai encore essayé de l’éviter et je lui ai dit
vigoureusement : écoutez, Viola, distinguons… mais en vain,
la seconde assiette a volé aussi, et celle-ci m’a cogné la
caboche – pourtant je te jure que je n’avais pas l’intention
de lui refuser d’en acheter, au contraire, j’étais
éventuellement prêt à envisager de lui en acheter, pourtant
j’ignorais ce qu’il fallait acheter – je voulais seulement
lui demander de distinguer.
J’ai
hoché la tête avec compassion et réprobation, et je me suis
dépêché de le quitter, parce que j’avais trop peur de
jeter moi aussi un objet à la caboche de ce cher Ödön
s’il proposait une nouvelle fois de distinguer.