Frigyes
Karinthy : Eurêka
fournisseur de nouvelles
internationales S.A.
Dans un
large geste, le directeur me tendit la main.
- Je vous en prie, entrez, Monsieur
le Secrétaire vous accompagnera pour découvrir le site. Bonne
visite, Monsieur.
Puis il reprit sa conversation au
téléphone.
- Allô ! On peut
arrêter le pompage au pavillon quarante-deux. Trente-huit
chaudières suffiront pour répondre aux commandes du nouvel an.
La porte vitrée claqua. Le
secrétaire, Mac Nevertruth, me fit
courtoisement passer devant lui. Nous traversâmes une large cour, nous
croisâmes des ouvriers portant des tuyaux soudés. Entre deux
cheminées taquinant le ciel, un curieux et lourd mécanisme
à demi avion, à demi sous-marin, s’agitait en tous sens
au-dessus de nos têtes sur un sommier métallique d’où
sortaient des bras en acier étincelants à la lumière du
soleil, ils produisaient des tourbillons de vent, puis ils rentraient dans leur
logement.
- Ce sont des dispositifs de
filtrage, expliqua Mister Nevertruth,
un outillage pour nos fabrications courantes, la production de matériel
pour des commandes suivies, de petit volume, à l’intention de
journaux des Balkans, de lithographes de province, d’expéditions
vers les colonies. C’est un mécanisme électrique
très astucieux – ces petits bras sauteurs hument l’air
à intervalles réguliers, et en l’espace d’un instant
ils en extraient le quintuple, le centuple de l’information
qu’autrefois l’atelier maison, une toute petite industrie,
produisait à grand-peine, au coup par coup. Il peut être
comparé à son ancêtre comme un navire de pêche
hauturière à un pêcheur du dimanche assis pendant des
heures sur la berge avant d’attraper une première sardine
maigrichonne.
Nous atteignîmes ensuite un
orifice de sortie, un réservoir collecteur, au bas d’un tuyau de
cuivre, dans lequel des rouleaux de papier tombaient à flot continu. Il
en souleva un copeau avec deux doigts : un ruban densément
imprimé.
- Tenez, une information
brute : d’ici elle passera à la coloration et à la
soufflerie ; quand elle sortira de chez nous, elle aura bras et jambes,
elle sera habillée d’un titre coloré,
d’épithètes, de tout le nécessaire, et
gonflée comme une baudruche.
Il la leva, la tourna
savamment devant ses yeux compétents.
- Ah, tiens, oui. Celle-ci
n’a pas vraiment sa place ici, il faudra la faire transpirer à
part, c’est un scoop. Observez la bande rouge en bas : procès
de divorce d’une comédienne à Paris. Ce sera bref,
destiné à la presse mondiale. Bon, on peut continuer.
Une porte coulissante s’ouvrit sur
une halle gigantesque : des lampes à incandescence pendaient
à une toiture vitrée. Bruits assourdissants de machines, des
courroies courent, des roues tournent, des pistons s’essoufflent dans un
tourbillon de cliquetis sonores. À la première minute je fus déconcerté
par ces dimensions énormes, il me fallut du temps pour englober ce
spectacle en une image dans l’axe de laquelle se dressaient dix ou douze
cylindres hauts de quinze ou vingt mètres, plus larges en bas et plus
minces vers le haut, plutôt arrondis à la hauteur de la
toiture ; de ces coupoles globulaires pendaient des tuyaux entortillés
en caoutchouc, leurs extrémités disparaissaient dans le
ronflement des chaudières. De l’autre côté de la
halle un groupe électrique énorme, derrière
l’alignement des pompes anhéleuses. Mon guide m’arrêta
devant la porte d’une des colonnes.
- C’est la salle principale,
où nous produisons en fait l’essentiel de la matière brute,
c’est d’ici qu’elle part pour être travaillée.
Regarder vers le haut me donnait le
vertige : la colonne cylindrique blanc jaunâtre pulsait, se
contorsionnait, s’aplatissait légèrement pour
s’étendre de nouveau telle le corps d’une énorme
anguille. Mon bras tendu effleura timidement un revêtement souple au
toucher de cuir. Le secrétaire me lança un clin d’œil.
- Alors, qu’est-ce que
c’est ? Qu’est-ce que ça évoque pour vous ?
Aucune idée ? Reculez de quelques pas pour avoir une vue
d’ensemble.
Je reculai pour mieux observer cette
colonne. J’aperçus alors à son sommet une plaque brillante
en forme d’écu, étincelante comme de
l’écaille, d’une dimension qui recouvrait un tiers de la
coupole ; le réservoir d’aspiration du tuyau en caoutchouc
était soudé au périmètre
blanc sur le bord de cette peausserie. Je m’écriai de
surprise :
- Mais c’est un doigt humain
haut de quinze mètres !
Le secrétaire rit de
satisfaction.
- Très juste, cher
Monsieur ! L’âge de pierre du journalisme, lorsque notre
ancêtre hirsute, le pauvre correspondant de presse, était
contraint de travailler au doigt mouillé pour obtenir des nouvelles
sensationnelles, est grâce à Dieu révolu. Notre usine
fonctionne avec douze gigantesques doigts mécaniques rotatifs mus par la
force électromagnétique. C’est de ces doigts que les douze
condensateurs électriques pompent les faits divers à
l’étranger, les scandales conjugaux, les déclarations
politiques, les événements économiques, les comptes rendus
des succès artistiques et littéraires, en quantité et en
qualité convenables, dont tous les citoyens honnêtes autour du
globe ont besoin pour accompagner leur petit-déjeuner depuis
l’avènement de l’âge du papier, le siècle du
journalisme. Regardez !
Il se pencha au-dessus du panier
collecteur, il en tira un plomb gaufré mis en page ; il le
lança dans l’entonnoir d’un dispositif tournant.
L’instant suivant, douze trompettes se mirent à hurler le texte du
disque vers les quatre points cardinaux de la planète :
- Scandale énorme en
Amérique aux élections présidentielles ! Trotski fait
amende honorable de sa politique antérieure… Un mari soutient
secrètement l’amant de sa femme… On a découvert
l’agent pathogène de l’amour sans espoir… Un
médecin américain a trouvé la relation entre
l’éternuement et le mystère de la renommée
mondiale… Une actrice japonaise se lance à la conquête du
Pôle Nord… Déclaration de Bernard Shaw sur János Le
Patriote…