Frigyes Karinthy : Eurêka

 

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colombe parmi les Éperviers

Film

Eh bien, pourquoi tourner autour du pot, c’était très beau. Cette pièce, ce film, ce machin ! Tant pis pour les critiques, moi j’ai chialé comme un gamin. Ben, c’est vrai, ça m’a fait pleurer.

On ne peut pas dire, bien sûr, à quel point c’était beau, ça ne se raconte pas. Juste pour vous faire une idée, au cas où vous voudriez aller le voir.

La colombe n’est pas une vraie – ou plutôt, elle est vraie, mais pas au sens zoologique, parce qu’il faut savoir que c’est une femme, une belle et douce jeune fille, l’héroïne de cette pièce cinématographique. C’est une colombe au sens où elle est belle, vertueuse et pudique, elle plaît aux hommes, mais elle fait semblant de ne pas le remarquer, pourtant elle devait bien le remarquer seulement… mais écoutez, c’est justement le sujet de la pièce.

Cette colombe qui se retrouve entourée d’éperviers, c'est-à-dire d’hommes féroces, est en réalité une jeune fille très pauvre nommée Maria, qui compte tenu de la misère effroyable dans laquelle vivent ses parents et ses frères et sœurs, est contrainte de consentir à ce qu’un comte richissime ose lui proposer un emploi de secrétaire, avec un salaire de dix mille dollars par mois. Naturellement l’infâme épervier, c'est-à-dire le comte, lancera bientôt son filet sur l’innocente enfant sans défense à laquelle il a déjà presque réussi une fois de caresser le cou sous prétexte de mieux regarder un document, et la malheureuse victime, dans sa frayeur haletante, pour s’esquiver, est obligée d’administrer deux gifles retentissantes au comte dont les yeux s’exorbitent et notre colombe doit fuir la maison.

De nouveaux éperviers apparaissent bientôt dans le petit château de province isolé où Mária s’est réfugiée avec son chagrin et sa déception, menant une triste vie recluse grâce à la petite cagnotte amassée au cours des trois mois passés dans le château de l’épervier aristocrate. Un propriétaire terrien plein aux as, Rolph, qui cache son éperversité abjecte derrière une beauté et une jeunesse éclatantes, convie à une visite chez lui l’innocente Maria avec ses trois enfants illégitimes, et il lui propose son nom et sa main dans l’intention d’atteindre son but ignoble. Notre colombe, dans sa douceur inaltérable s’asservit à cet individu mais, pendant la nuit de noces, l’éperversité de Rolph va jusqu’à découvrir l’existence du comte, il se met à hurler si violemment que Maria est obligée de fourrer plusieurs coffres de voyage dans la bouche du propriétaire terrien pour pouvoir faire s’envoler du  château sa petite vie fragile de colombe.

Rolph qui l’a dans la peau, fait rechercher sa malheureuse victime par monts et par vaux afin de pouvoir au moins lui envoyer de l’argent. Maria l’ignore, et n’ayant personne à portée pour la protéger, va retrouver le comte, qui profite d’un moment d’inattention pour l’épouser. Par hasard ils descendent au même endroit où Rolph ouvrira la porte sur eux en pleine nuit. Maria, oubliant toutes les ignobilités subies et craignant pour la vie de Rolph, demande au comte de fermer la porte à clé, mais le misérable épervier récompense sa bonté en voulant tuer sa femme sur le front, pardon l’embrasser sur le front, alors, dans sa détresse extrême, la colombe prise au piège fourre le tuyau de poêle dans l’estomac de l’homme sans honneur. Et comme il n’entend toujours pas raison, elle se défend avec un fusil à eau qui traînait par là pour finir par tomber, exténuée, à bout de forces, désespérée, à côté du cadavre du vil épervier tombé en huit morceaux.

Lorsque les policiers arrivent en hâte, Rolph revient enfin à lui et reconnaît que sa poursuite de la pauvre colombe a fait chou blanc, il juge correct de prendre sur lui cette boucherie, ce qui l’enverra au banc d’infamie. Cela permet enfin à la pauvre colombe ballottée par le sort d’arriver à bon port et de se consoler dans les bras d’Arthur qui jusque-là n’avait absolument rien dit.

Mais je le répète, à raconter comme ça, ça n’a l’air de rien, il faut aller le voir. Moi aussi j’irai encore une fois voir… dans le Grand Brehm[1] la nature de la colombe entourée de rapaces, et celle de l’épervier entouré de colombidés.

 

Suite du recueil

 



[1] Alfred Edmund Brehm (1829-1884). Zoologue et écrivain allemand, vulgarisateur scientifique de la littérature zoologique.