Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

 

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larmes

Légende de Noël

 

Le poète s’installa confortablement à sa table au café, il approcha sa tasse, y plaça un morceau de sucre, puis se mit à pleurer. Il pleura joliment, à un rythme équilibré, d’abord de l’œil droit, puis de l’œil gauche, il s’arrangea habilement pour placer sa tasse en dessous. Quand la tasse fut remplie, il s’essuya les yeux avec sa serviette, il remua la tasse et se mit à siroter avec délectation.

Un monsieur, grand et maigre, à la table voisine, observait attentivement le poète. Tout à coup il se leva et s’approcha.

- Je suis John Devil, déclara-t-il brièvement.

- Le diable ? - s’informa le poète avec curiosité.

- Mon état civil n’a rien à faire ici, remarqua le grand échalas étranger. Au demeurant, je suis commerçant, de passage à Budapest pour mes affaires. Qu’êtes-vous en train de faire ?

- Vous le voyez. Je prends un en-cas, ou plutôt mon déjeuner.

- Tout cela est-il authentique ?

Le poète haussa les épaules. Mr. Devil s’empara de la tasse, la flaira, trempa un doigt dedans et y goûta. Il acquiesça, puis regarda sa montre.

- Dans une demi-heure je pars pour Manchester. Je n’aime pas les trop longues tractations, je fais donc une offre concise. Vous me livrez deux à trois litres de ce liquide par mois, à six cents dollars le litre. Le paiement vous sera viré à l’avance sur votre compte par le département bancaire de ma fabrique de Manchester. Vous toucherez le premier virement dès le début de chaque mois. J’attends votre première livraison au plus tard le quinze du mois prochain. Je vous salue.

John Devil disparut et le poète se frotta les yeux.

- Ineptie, se dit-il nerveusement.

Mais le premier du mois suivant il reçut avec exactitude la somme indiquée. Dans son premier enchantement sa joie ne connut pas de bornes : il s’acheta un manteau, du linge, il se loua un petit nid douillet, s’acheta du charbon et commença à vivre.

Huit jours plus tard il fut pris de remords. Il était temps de livrer quelque chose à l’excellent John Devil car le terme approchait.

Le soir il rentra donc plus tôt que d’habitude du club où il s’était fait inscrire, il fit faire du feu dans le poêle, dîna et revêtit son pyjama. Puis il s’assit devant son bureau, il tira devant lui une tasse à moka en porcelaine, y plaça un morceau de sucre, leva les yeux au plafond pour se mettre à travailler.

Il attendait les larmes, mais vu que pendant cinq minutes rien ne vint, il se pressa les paupières, inquiet.

- Eh bien, que se passe-t-il ? - se dit-il, gêné.

Mais toujours rien ne vint.

- Allons-y, se dit le poète nerveux et vexé, qu’attendons-nous ?

Il se tordit les lèvres et se mit à gémir à haute voix.

- Oh, moi, pauvre ver misérable, sans père, sans mère, abandonné, malheureux, miséreux, se dit le poète de plus en plus fort, oh, moi, pauvre mendiant...

Peine perdue, rien ne venait. Le poète fut pris de panique. Ainsi il ne pourrait rien livrer à John Devil, fini la belle vie. Il se pressa et se massa les yeux avec violence, de haut en bas, en s’accompagnant de halètements.

- Ça n’ira pas comme ça, se dit-il enfin, on ne peut pas tromper le vieux, il voit que je ne suis pas un vrai clochard. Il convient de penser à autre chose.

Après une minute de pause il revint à la charge.

- Oh, ma pauvre, malheureuse patrie, malheureuse humanité, oh, à quel point tu souffres quand j’y songe... Mes pauvres, pauvres congénères...

Il attendit attentivement, mais constata avec une frayeur croissante que ses yeux étaient de plus en plus secs et ses lèvres se courbaient déjà dans l’autre sens, vers le haut, sans qu’il arrive à les rabattre. Son cœur se serrait de peur car il sentait son estomac onduler de façon suspecte.

- Mes pauvres... pauvres congénères... Pauvres soldats dans la tranchée…

Une sueur froide lui couvrit le front, en sentant que ses lèvres s’étiraient de plus en plus largement, bientôt elles atteindraient les oreilles, et si la situation se prolongeait une minute de plus, il ne pourrait plus s’empêcher de rire, de rire aux éclats.

Il pâlit. Mais alors ce serait la fin de tout ! C’est maintenant qu’il devrait renoncer au bien-être, après y avoir goûté ?

Il hésita un instant, puis ses yeux jetèrent un éclair obstiné. Il se leva, alla chercher la carafe, versa un peu d’eau dans la bouilloire, la fit tiédir et la versa dans la tasse. Il y mélangea un peu de sel et quelques grammes de cendre. Il remua consciencieusement, versa le tout dans un flacon qu’il boucha et ferma hermétiquement avec de la cire.

Il posta le flacon à l’adresse de la fabrique de Manchester et attendit la réponse, le cœur battant. Jusqu’au premier du mois il livra les trois litres avec exactitude.

Le premier du mois il reçut l’argent sans observation particulière.

Le poète respira avec soulagement. Il embaucha immédiatement un secrétaire, il installa un laboratoire et se mit au travail. Deux mois plus tard, sous prétexte que les matières premières avaient renchéri, il demanda une augmentation. Ils passèrent un nouveau contrat, et le poète agrandit son usine.

Plus tard, il racheta à John Devil la fabrique de Manchester, et il livra lui-même, en gros, à l’attention des hommes politiques et des chefs d’État, la matière première des déclarations traitant de l’évolution pacifique et du bonheur de l’humanité.

 

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