Frigyes Karinthy : "Ne nous fâchons pas"
Courte nouvelle
Monsieur le directeur
s’arrêta au milieu de la rue, ses yeux brillaient, il discourait
presque à haute voix.
- Non, ce n’est vraiment pas un
amour ordinaire, disait-il ému, comme à lui-même. –
J’ai toujours méprisé ceux à qui une mignonne petite
figure suffisait pour se faire avoir... Moi, j’aime l’âme de
cette fille, sa personnalité, son bel et mystérieux être
tout entier, ce qui de ses paroles se répand vers moi... C’est son
âme que j’ai connue, c’est son âme qui s’est
ouverte à moi dans nos conversations, au point d’oublier que
j’avais en face de moi une créature du sexe opposé... Nos
âmes se sont unies... Nous parlions de si belles choses...
j’étais impressionné par ses mots... qu’a-t-elle dit
déjà ? Il faudrait tout noter, tellement
c’était des choses profondes et authentiques... Je suis seul
à la comprendre, nul autre, moi seul je la mérite... je suis seul
à saisir les beautés de cette âme... Comment disait-elle
déjà ?... Que parfois elle se sentait si bizarrement... oui,
elle disait cela mot pour mot... que parfois elle regardait devant elle sans
penser à rien... mon Dieu ! Que c’est beau, que c’est
poétique, mais si peu de gens sont capables de comprendre cela, un sur
mille peut-être ! Et quand elle a dit que souvent elle sentait
qu’elle aimerait être quelque part ailleurs, plutôt que
là où elle était... elle ne saurait pas dire où,
mais quelque part là où elle n’est encore jamais
allée... oh, comme cela est vrai, comme cela est merveilleux, combien de
fois j’ai ressenti la même chose sans le savoir, sans oser
l’exprimer ainsi... ou quand elle a dit que les gens ne naissent pas pour
ce qu’ils deviennent... oh, comme j’ai vu au fond de son âme
à travers cette merveilleuse vérité que je suis seul
à comprendre... ou quand elle a soupiré, et j’ai
demandé... de me dire pourquoi elle avait soupiré... et elle a
esquissé un sourire triste et a dit : qui sait ? Je ne le sais
pas moi-même... à quel point c’était une
réponse profonde, fine et merveilleuse, je ne lui ai même pas
posé d’autres questions, j’ai seulement senti que cette
âme, je l’ai comprise et je l’admire...
Les yeux de monsieur le directeur se
remplirent de larmes, il les essuya vite car entre-temps il était
arrivé à son bureau et il devait prendre garde de ne pas le faire
remarquer.
Le premier objet qui lui sauta aux yeux sur
son bureau c’était le dossier Schwarz qu’il avait sorti la
veille pour qu’on s’en occupât. Il y jeta un coup
d’œil et poussa un grand cri :
- Fuksz !
Fuksz (surgit en courant de la pièce
voisine. C’est un jeune homme pâle avec une abondante chevelure.)
Le directeur : Dites donc, Fuksz,
c’est tout de même intolérable. Une fois de plus vous
n’avez pas introduit les annexes dans ce foutu dossier.
Fuksz (rougit, baisse les yeux, balbutie) : Pardon... Monsieur le
Directeur... Excusez-moi... Je l’ai complètement oublié...
Le directeur : Complètement oublié ?
De quoi est donc si pleine votre tête, qu’une chose si simple
puisse s’oublier ?... Que faites-vous ici toute la journée
pour mon argent ? Vous êtes cinglé ?
Fuksz (balbutiant) : Je ne sais vraiment pas, Monsieur le Directeur... Je me
sens parfois si bizarrement...
Le directeur : Vous vous sentez bizarrement ?
Qu’est-ce que c’est que cette ineptie ?
Fuksz (pleurnichant) : Oui... je ne comprends pas moi-même... parfois je regarde
devant moi sans penser à rien...
Le directeur : Vous regardez devant vous sans penser
à rien ? Mon ami, vous n’avez qu’à vous inscrire
à l’asile des fous, c’est là que ça se
soigne... on ne vient pas travailler dans un bureau...
Fuksz : Ne m’en veuillez pas, Monsieur le
Directeur... je sens souvent moi-même que j’aimerais être
quelque part ailleurs, plutôt que là où je suis...
Le directeur : Ailleurs ? Tiens donc ! Vous
n’êtes peut-être pas satisfait du département
étoffes ? Vous aimeriez peut-être être muté au
département caoutchoucs ? Seulement là ils n’ont pas
besoin d’imbéciles comme vous qui ne donnez même pas
satisfaction aux étoffes.
Fuksz : Je ne saurais pas dire où, mais quelque
part où je ne suis encore jamais allé...
Le directeur : À Charenton, mon ami, à
Charenton. C’est ça qu’il vous faut.
Fuksz : Les gens ne naissent pas pour ce qu’ils
deviennent, Monsieur le Directeur...
Le directeur : Tiens donc. Vous en connaissez
d’autres, des conneries de ce genre ? Vous n’avez pas
honte ? Plutôt que de chercher des excuses à votre paresse,
vous gazouillez des âneries...
Fuksz (pousse un grand soupir.)
Le directeur : Vous soufflez ? Pourquoi
soufflez-vous ? Pour que je m’envole ?
Fuksz (esquisse un
sourire triste) : Qui
sait ? Je ne le sais pas moi-même...
Le directeur (s’énerve) : Vous ne savez pas
vous-même ? Eh bien, vous allez le savoir ! Vous passerez
à la caisse à la fin du mois, comme ça vous le
saurez ! Emportez-moi cette saloperie ! (Il jette le dossier à la tête de Fuksz.
Fuksz sort. Le directeur à lui-même, en
colère) : Me coller des idiots comme ça !