Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
Le monde
heureux des contes
Tu n’as que trois ans, ô mon fils,
la vie pour toi n’est que tendre fleur, tu peux en cueillir à
toutes les branches si tu veux, ce n’est pas toi qui sera puni
d’une amende de vingt couronnes pour détérioration de parcs
et jardins, mais moi – toi tu ne connais pas encore la vie
effrayante qui n’est que pêché, saleté,
souillure… Pour toi la vie est un bienheureux conte de fées,
le monde heureux des contes comme j’ai eu l’honneur de
l’annoncer dans le titre… J’entends que ta mère est en
train de te raconter une histoire – oh, écoute le beau conte
de fées, crois que la vie n’est qu’un tel conte
– la vie qui pour moi est un cruel roman à la Zola, dure et
excessive réalité, pêché, saleté, souillure
et heu… comment on dit ça déjà, enfin quelque chose
qui ne se lave pas. Ta mère te raconte une histoire… Permets-moi
d’y prêter l’oreille avec toi, de baigner mon âme dans
l’heureux brouillard doré du conte, pour oublier que
désormais je suis devenu un homme,
poule sur un mur, picotant du pain dur… Oui… moi qui ai
déjà oublié ces contes de fées… que
j’entende un peu de quoi ça parle…
Justement, elle raconte Blanche
Neige… La reine, assise devant son miroir, en veut beaucoup à
Blanche Neige qui est plus belle qu’elle-même…
Oh-là ! Quelle vilaine femme vaniteuse, cette reine : elle
doit avoir dans les quarante ans, âge
dangereux, c’est dans ces âges-là d’habitude
qu’elles sont prises de jalousie.. Sujet désagréable.
Écoutons un peu la suite… Quoi ? Elle empoisonne Blanche
Neige ? Et bien ça alors… Ça, c’est un peu
trop… Du poison, pour cause de jalousie de femmes… Mais c’est
un roman policier… Ma chérie il vaudrait mieux raconter autre
chose à cet enfant, même moi, cela m’empêcherait de
dormir si je le prenais au sérieux.
Cendrillon… Ça oui…
Ça, c’est une histoire plus délicate, si je me souviens
bien… Écoutons-la. Tiens, elle finit par y aller à ce
bal… Mais elle se sauve et rentre chez elle… Le prince ne
retrouve que sa chaussure… Il déclare épouser celle à
qui appartient cette minuscule chaussure… Les demi-sœurs se
font couper les orteils pour que la chaussure passe… Écoutez, ma
chérie, il faut arrêter immédiatement, c’est à
faire dresser les cheveux sur la tête ! Vous rendez-vous compte de
ce que vous faites gober à ce pauvre enfant innocent ?
S’amouracher d’une femme d’après une chaussure !
Savez-vous ce que c’est ? C’est la pire des perversités
amoureuses… Du fétichisme ! Autant lui lire tout de
suite du Krafft-Ebing[1]… Ou du Bloch[2] ! Du fétichisme cumulé
avec de la mutilation volontaire… Mais ça va détraquer cet
enfant… Vite, racontez-lui autre chose.
Hänsel et Gretel…
Mais bien sûr, enfin un sujet qui convient, des enfants charmants,
innocents, des fées… Quoi ?! Des parents qui abandonnent les
deux enfants dans la forêt ? Abandon d’enfants ? Non mais
tout de même… Ah oui, l’ogresse au nez de
fer… Qu’est-ce qu’elle fait encore
celle-là ? Elle enferme Hänsel dans une cage… Pour
l’engraisser ! Quoi ?! Pour ensuite le manger !…
Jésus Marie, arrêtez tout de suite, j’en ai des frissons
dans le dos… C’est une véritable dépravation, de
la vulgaire anthropophagie, une horreur dont nous n’avons même pas
légiféré, un sujet que le plus enragé des
romanciers de science-fiction n’oserait pas aborder… Arrêtez,
arrêtez…
Enfin, ce qu’il nous fallait, une
princesse et un prince charmant… Voilà une histoire qui convient
aux enfants, un conte de fées vrai… Encore que là
aussi, il me semble, on trouve une hypnose abusive… Mais tant pis, ce
conte se termine au moins par une moralité, si je me rappelle bien. Oui,
c’est ça : le prince est métamorphosé en
cochon… Mais la princesse au grand cœur n’en est pas
dégoûtée pour autant… Elle le caresse… Elle
l’embrasse même… Assez ! Assez ! Elle veut
définitivement vicier mon fils ?!… Savez-vous seulement de
quoi il s’agit ?… Mais c’est de la zoophilie ! La plus
profonde dépravation… Un bourbier de vice… Les plus
sombres pages de l’histoire des perversités de
l’humanité… Sodome et Gomorrhe… Pluie de soufre…
Marquis de Sade… Restif de la Bretonne… Extraditions
secrètes… Police… Gangrène… Horreur…
Mais c’est tout de même
inouï, c’est ça, les contes de fées ? C’est
ça, le monde heureux des contes ? Et quelles
péripéties ! Tout ce que j’ai déjà
entendu ! Les crimes les plus noirs, meurtre, vengeance, intrigue,
jalousie, chantage… Qu’est-ce que c’est que ces
gens-là… Qu’est-ce que c’est que ce monde où
même les vieilles sont vaniteuses et vindicatives et les héros
prévaricateurs : « Si tu ne dis pas que ces champs
appartiennent au Marquis de Carabas, tu seras haché menu comme chair
à pâté »… Quel est le monde où
l’employeur invite son salarié à tricher avec son contrat
de travail lorsqu’en une formulation perfide il lui fait savoir que chez
lui « trois jours font une année » ? Quel
monde, dans lequel des rois méchants et tyranniques, sans demander
l’avis du parlement responsable ou de la diplomatie, en vue de quelque
espérance personnelle, n’hésitent pas à promettre
à tout venant « la moitié de mon
royaume » ?
Ma chère, soyez gentille et racontez
plutôt un roman français à notre fils : une histoire
morale à la fin de laquelle le crime trouvera son châtiment.