Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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montres

 

Depuis l’enfance je considère la montre comme un être vivant. À l’âge de cinq ans, je ne doutais pas un instant que la montre, qu’elle pendît au mur ou qu’elle tictaquât dans la poche, ou qu’elle se pavanât sur l’étagère, ressortît aux animaux domestiques tels le chien ou le cheval, une espèce domestiquée, sauf qu’elle s’était abêtie et dégoûtée dans l’éternel labeur. J’étais persuadé (déjà à l’époque, j’étais partisan de la théorie de l’évolution basée sur la sélection naturelle) qu’elle se trouvait également dans les forêts vierges, peut-être en Afrique, à l’état sauvage et libre, à l’instar du sanglier ou du chat sauvage – bien sûr pas aussi cultivée et douce que chez nous, sa chaîne grossière devait pendouiller à des branches hirsutes, tictaquer d’une voix redoutable, sa grande aiguille brillait sinistrement, tantôt elle avançait comme une écervelée, tantôt elle retardait nonchalamment – elle était capable d’attaquer l’homme, sauvage réveille-matin, à l’aube, quand elle était affamée. Elle se rencontrait probablement en bandes, conduites par un vieux balancier sauvage – certaines variétés n’avaient qu’une unique aiguille.

Je n’ai jamais beaucoup estimé les capacités intellectuelles des montres. En général elles sont limitées, prétentieuses et vaniteuses. La montre est par ailleurs le modèle de l’exactitude et du sens du devoir, mais elle est aussi le modèle de la soumission zélée. Une espèce peu douée. Elle a pour principe l’ordre et l’obéissance aveugle, pour conviction que seul le travail organisé fait progresser l’humanité, plus précisément la montréité ! Toutes les montres doivent être à leur place et remplir leur devoir – pour le reste elles n’ont qu’à faire confiance au destin. Marcher d’un même pas, c’est leur idéal. Quoi qu’il arrive autour d’elles, le devoir prime. Dans d’horribles moments, quand je sentais, le cœur serré, qu’elles avaient traversé des mois et des années, oh combien de fois je me suis senti blessé et insulté par leur tic-tac objectif, par leur effort obstiné pour s’immiscer sans tact dans mes plus fortes émotions, tendant à me faire partager leur vision du monde étroite et terre à terre selon laquelle chaque minute ressemble aux autres. Une montre n’a aucun sens de la discrétion – lorsque, pour la première fois, j’ai serré contre moi la femme que je désirais mortellement depuis dix ans, ma montre gousset a eu l’insolence et le culot de continuer son tic-tac dans ma poche au lieu de se taire un peu comme l’aurait fait tout homme convenable qui s’efforce de se faire oublier quand il sent qu’il est importun. Mais la montre, elle, poursuit son tic-tac sous la terre dans la poche de l’homme enterré – son étroitesse d’esprit  la conduit à être prête à tout pour servir. Il n’est jamais arrivé encore qu’une montre n’ait pas marqué avec précision l’écoulement des cent minutes nécessaires avant l’exécution d’un condamné.

En fonctionnement normal, elle fait l’effet d’un bureaucrate résolu et qui connaît l’importance de son travail. Vous avez l’impression qu’elle veille sur vous, qu’elle compte à votre place, qu’elle contrôle et surveille. Si elle bat trois coups, elle en bat trois parce qu’elle sait parfaitement qu’à trois heures vous devez sortir – elle vous en avertit avec une sévérité intransigeante, avec le fier amour-propre de quelqu’un qui sait qu’il ne peut pas être démenti car toute l’organisation mondiale des montres est derrière elle, toutes les montres organisées sont solidaires avec elle quand elle bat ses trois coups, sur la base du principe de conservation des états « tous pour un, un pour tous ». En revanche, son esprit limité et vide d’idées réapparaîtrait immédiatement dès qu’elle resterait seule avec son opinion. Enfant, j’ai volontairement détraqué la pendule, mais tout en la laissant poursuivre sa route. Il n’y a rien de plus ridicule que les airs importants, stupides et vaniteux que se donne une pendule détraquée quand elle bat les onze heures et demie, avant de découvrir avec étonnement que les autres montres tout autour ne l’imitent, ni ne la justifient, puisque qu’il est une heure et demie. Elle ressemble à un tâcheron idiot qui s’enquiert de la santé de la chère épouse de son patron, précisément le jour où il vient de la répudier.

Un des points les plus caractéristiques de sa nullité est le manque total de psychologie. Un réveille-matin peut servir quelqu’un pendant des années, et il confond encore la personne qui se couche avec la personne qui se lève. Le soir il se laisse remonter au sens propre comme au sens figuré pour réveiller à sept heures et demie du matin la personne qui le soir s’était mise au lit. Après, à sept heures et demie, il s’étonne que la même personne qui le soir l’avait commise pour la réveiller sans faute, le jette par terre avec colère, le gifle et le piétine quand, zélé et espérant récompense, il lui hurle aux oreilles.

À l’instar de l’homme, une maladie peut quelquefois prêter à la montre un semblant de personnalité ou de talent. Parfois elle prend froid, elle tousse ou s’enrhume, ça la fait avancer, formuler une opinion personnelle. Hélas, il lui est difficile de la faire valoir ; on l’emmène vite chez l’horloger, on la guérit et elle redevient le stupide fayot bien portant qu’elle était.

Tout cela ne concerne bien sûr pas ma montre, cher lecteur. Ma montre est la meilleure montre au monde, un héritage de mon grand-père, elle n’a pas été réglée depuis dix ans – comment ? Vous dites que la vôtre indique dix minutes de plus ? Allons, jetez votre oignon contre le mur ! Impossible que ma montre retarde, même d’une minute !

 

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