Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
voir la nouvelle en hongrois
(vidéo)
science
- Mon cher confrère, c’est en rapport avec un cas
intéressant que je m’adresse à vous, un psychiatre dont la
formation scientifique, la sûreté du diagnostic des maladies
mentales sont au moins aussi convaincantes à mes yeux que les miennes
propres.
- Très aimable à vous,
et très exact, mon cher confrère. Je suis aussi d’avis
qu’en matière de psychiatrie, nous sommes à peu près
les deux meilleurs, à égalité.
- Certainement, mon cher
confrère. Nous sommes en effet à peu près d’accord
dans toutes les questions de la psychiatrie et j’y vois la victoire de la
science bien comprise. Si j’ai pris contact avec vous, c’est pour
parler ensemble d’un cas intéressant, en
tête-à-tête, en toute confiance, selon le principe :
deux opinions valent mieux qu’une.
- Je suis tout ouïe, mon cher
confrère.
- Il s’agit de
déterminer, mon cher confrère, si moi, à l’instant
où je vous parle, je suis ou non fou.
- Question très
intéressante. J’y ai déjà pensé
moi-même. Est-ce donc la question dont vous désiriez qu’on
discute ?
- Oui. En un premier temps
j’avais pensé qu’en tant que psychiatre numéro un du
pays, je ne pouvais constater cette maladie que moi-même ; mais ensuite,
étant donné qu’il s’agit de moi, j’ai
pensé qu’il valait mieux que je convoque une consultation, entre
au moins les deux médecins qui sont les plus compétents en
- Bien pensé, mon cher
collègue. Nous pourrions peut-être nous mettre tout de suite au
travail ?
- Disposez de moi.
- Je n’ai pas d’avis
explicite pour le moment sur ce cas intéressant. J’attends avec
impatience votre avis.
- À mon avis, je suis fou.
- C’est en tout cas à
considérer de la part d’un homme qui en matière de maladies
mentales est un expert aussi éminent que vous, mon cher confrère.
- Vous me flattez, mon cher
confrère.
- Absolument pas. Mais revenons
à notre sujet. Nous sommes, n’est-ce pas, tous les deux
d’accord quant à la définition du principal critère
de la folie ?
- Naturellement. Vous entendez par
là l’idée fixe, n’est-ce pas, mon cher
confrère ?
- Naturellement. Vous le savez
parfaitement. Il s’agit donc de déterminer si oui ou non vous avez
une idée fixe. Nous sommes, n’est-ce pas, d’accord sur ce
qu’il faut entendre par idée fixe ?
- Évidemment. Par idée
fixe nous entendons une obsession survenue dans le cerveau d’un homme qui
par ailleurs fonctionne correctement, autrement dit logiquement, une fausse
idée de nous-même, mettons, quelqu’un qui se croit empereur,
alors qu’il ne l’est pas.
- Très juste. Nous savons tous
les deux que les fous, leur idée fixe mise à part, raisonnent
tout à fait correctement. Alors voyons si vous avez une idée
fixe, mon cher confrère. Parce que, si vous n’en avez pas, si tous
vos raisonnements sont justes et logiques, alors, vous n’êtes pas
fou, mon cher confrère.
- Très juste.
- Voyons donc si vous avez une
idée fixe sur vous-même. Comment vous appelez-vous, mon cher confrère ?
- Ceci, cela.
- Correct. C’est exact.
Qu’êtes-vous, mon cher confrère ?
- Psychiatre.
- Correct. Où habitez-vous, mon
cher confrère ?
- Ici là.
- Tout à fait correct. Vous
savez donc précisément qui vous êtes, car chaque mot de vos
réponses est exact. Par conséquent vous n’avez pas
d’idée fixe vous concernant, je peux donc affirmer, que vous
n’êtes pas fou, mon cher confrère.
- Or, moi, je suis d’avis que je
suis fou.
- Mais, puisque vous n’avez pas
d’idée fixe ! Puisque vous voyez clairement qui vous
êtes !
- Oui. Je suis un fou.
- Pourtant, nous avons vu que vous ne
l’êtes pas.
- Vous le croyez vraiment ?
- Bien sûr. Je l’ai
prouvé.
- Ah, ah, arrêtons-nous un
instant. Si je ne suis pas fou, alors le fait de me croire fou constitue une
fausse idée, une idée fixe !
- Exact !
- Mais alors j’ai une
idée fixe, par conséquent je suis fou.
- Évidemment. Si vous avez une
idée fixe, alors vous êtes fou.
- Suis-je donc fou ?
- Puisque vous avez une idée
fixe, vous êtes fou.
- Ah, ah, arrêtons-nous un instant.
Vous dites que mon idée fixe est de me croire fou. Mais si je le suis
vraiment, comme vous venez de le prétendre, alors ce n’est plus
une idée fixe, c’est une pensée logique. Je n’ai donc
pas d’idée fixe. Donc je ne suis pas fou. Donc, dire que je suis
fou n’est qu’une idée fixe, j’ai donc une idée
fixe, je suis donc fou, donc dire que je suis fou n’est pas une
idée fixe, j’ai donc raison, donc je ne suis pas fou. Que
c’est beau, la science !
- La plus belle chose du monde, mon
cher confrère ! Mais il convient d’être au moins aussi
compétent que nous le sommes, vous et moi.