Frigyes
Karinthy : "Ne
nous fâchons pas"
tout est autrement[1]
Quand j’avais soixante-dix ans, un jeune
homme m’a demandé de lui dire un aphorisme grand et sage, en somme
une déclaration universelle dans laquelle je résumerais ma vision
du monde.
J’ai répondu au jeune
homme : Tout est autrement. Phrase par laquelle je ne m’aligne pas
sur les incrédules et les dubitatifs, parce que ceux-ci disent
simplement : il n’est pas certain que tout soit comme nous le
croyons – alors que moi, je dis fermement et avec conviction qu’il
est absolument certain que rien n’est comme il est. C’est
l’unique postulat auquel il soit permis de croire obstinément et
s’en éloigner serait une ânerie : tout est autrement.
Parce que, si j’ai un miroir courbe
qui déforme les choses, ce serait une véritable stupidité
de prétendre qu’il existe des choses que ce miroir ne
déforme pas, alors que l’unique loi universelle de ce miroir et ne
supportant pas d’exception, est qu’il déforme. La raison
humaine est un tel miroir déformant dans lequel se reflète
Tout est autrement, et quelqu’un qui
clame une conviction que ce soit en philosophie, en art ou en politique, est
soit malveillant, soit imbécile ; imbécile s’il est de
bonne foi, malveillant s’il est de mauvaise foi. Car comment pourrais-je
atteindre au travail une perfection avec mon outil imparfait ? Et le
sceptique lui aussi est malveillant ou imbécile, celui qui dit : il
n’est pas certain que le postulat soit correct – alors qu’il
est certain qu’il est incorrect.
Celui qui comprend enfin que tout est
autrement, c’est lui qui est un homme vrai, lui au moins est capable de
croire en quelque chose qu’il ne voit pas et qu’il ne connaît
pas, il respecte et craint cette chose, il s’y sent attiré, il
l’attend et il y trouve réconfort. Il ne la nomme pas Dieu, car
dès qu’il la nommerait, apparaîtrait une image dans le
miroir déformant, or cette image serait mensongère, car toute
image à laquelle le misérable cerveau humain donne un nom, passe
vite, elle n’est plus, comme sous l’effet d’une formule
magique. Dieu lui-même est mort à l’instant où son
nom fut prononcé, il n’a vécu que tant qu’on ignorait
son existence. L’unique penseur honnête, je le compare à un
homme qui dort et qui même dans son sommeil sait qu’il ne fait que
rêver, il l’assume, il observe en souriant ce que le rêve a
créé par magie sous ses yeux car il sait que dehors, dans
l’État de Veille, tout cela n’existe pas, ou si cela existe,
cela apparaît autrement, et il sait que ce qu’il pense est
incorrect, parce que le Rêve a altéré
Mais jusqu’à ce qu’on y
parvienne, il faut dormir et rêver, et si ce n’est pas possible
autrement, il faut au moins rendre ce rêve agréable. C’est
ainsi qu’est née la Logique, la Foi en la Nécessité,
dont les rêveurs de rêves pénibles et confus tirent pour eux
des convictions : la Logique, ce gentil et noble jeu des rêveurs
aristocratiques et conscients, qui savent que ce n’est qu’un jeu,
un beau jeu intéressant et excitant, semblable au jeu
d’échecs. Il a ses règles que le joueur correct et
élégant respecte, il y tient, bien qu’il sache fort bien
que ces règles, c’est lui-même qui les a établies,
pourtant il les considère comme des lois immuables, et si au nom des
règles, le roi ne peut plus bouger, il dit : je suis mat, tu as
gagné mon ami, il se lève et il paye, alors qu’il pourrait
ramasser le roi et l’éliminer de l’échiquier, parce
que c’est seulement au nom des
règles du jeu d’échecs que ce roi ne peut plus bouger.
Entre-temps tout est autrement : la
loi de Newton est autrement, et la théorie de Darwin est autrement. La
chose avec les Serbes est autrement que nous le croyons et elle est autrement
avec nous qu’ils le croient. Le ciel est autrement, la terre est
autrement, les habitants de Mars sont différents, le bon ami nous aime
autrement tout comme l’ennemi nous hait autrement, et la femme dont nous
croyons qu’elle est autrement, elle est autrement et pas autrement.
(Et – incroyable, mais c’est
ainsi – les événements sont aussi autrement que les
journaux les racontent.)
Tout est autrement.