Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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mon ami, l’allemand

 

Mon ami, l’Allemand, est arrivé à huit heures du matin à la gare où je l’attendais. Il m’a vigoureusement serré la main, s’est moqué de moi parce que j’avais l’air endormi. Je lui ai proposé d’aller prendre le petit déjeuner.

- Le matin on prend son bain, on fait un peu de gymnastique, alors on est frais comme moi, dit-il.

Je lui ai proposé de monter dans une voiture. L’Allemand a sorti son plan, il a estimé la distance à laquelle nous allions, il a calculé les kilomètres et le prix de la course selon le barème, et a voulu donner à l’avance le montant au cocher. Celui-ci a prétendu qu’il avait droit à davantage. Moi, j’étais prêt à partir, mais l’Allemand s’est entêté : c’est le montant qu’on devra au cocher et pas un sou de plus. Il a appelé un agent de police, il a fait établir un procès-verbal contre le cocher, puis nous sommes partis à pied.

- Vous méritez de vivre comme vous vivez, dit l’Allemand, parce que vous êtes laxistes, vous vous fichez des règlements, vous tolérez les injustices ! Si vous preniez la même attitude que j’ai prise avec à ce cocher, l’ordre régnerait ici depuis longtemps.

Je lui ai donné raison, c’est vrai, il est affreux de voir comment on traite le public chez nous. Il nous faudrait beaucoup de gens comme lui, pensai-je avec enthousiasme.

J’ai pris place au café, fatigué, mais électrisé. J’ai commandé un café, lui, il a préféré attendre. On a servi mon café.

- Qu’est-ce que c’est ? – demanda l’Allemand. Fais voir.

Il a sorti un petit tube de sa poche, il l’a plongé dans mon café, puis il a examiné le liquide dans le tube. Il a acquiescé ironiquement de la tête et sorti un flacon plombé.

- Ce café, on va l’emporter sur-le-champ à la police, il contient du lait falsifié et la quantité ne correspond pas aux prescriptions. Je vais te montrer, moi, comment on remet de l’ordre.

Il a versé le café dans le flacon, il a hélé le cafetier, il a noté son nom, lui a fait signer un imprimé tout préparé où il reconnaissait nous avoir servi ce café, et il s’est mis debout.

Plein d’admiration, je l’ai suivi au commissariat, où il a été constaté que l’Allemand avait raison, le cafetier a été immédiatement convoqué et condamné devant nous à cinq jours de réclusion ; le cocher, qui entre-temps se trouvait aussi là a été également condamné, le greffier nous a serré la main, il nous a remerciés d’avoir averti la police et nous a demandé de ne pas hésiter à faire de même si l’occasion le nécessitait.

Eh bien, me dis-je, ces Allemands quand même, savent bien s’y prendre. Ça nous a emmenés à midi, affamés, mais satisfaits, j’ai proposé d’entrer dans un restaurant.

Nous sommes entrés dans un restaurant, j’ai demandé un plat de viande garni et un dessert. L’Allemand, lui, a attendu. On a servi mon plat chaud.

- Montre, m’a dit l’Allemand.

Il a sorti une petite balance de sa poche, il a posé la viande dessus et il l’a pesée. Puis il a sorti une boîte prévue à cet effet, il a mis la viande dedans et il a appelé l’aubergiste.

- Cette viande pèse quinze grammes de moins que la norme, a-t-il dit. Signez cet imprimé, prouvant que ceci a été servi ici, car je l’emporterai.

Il a fait la même chose avec le dessert. J’ai été ahuri d’apprendre qu’on m’avait servi la moitié de la quantité réglementaire, j’avais tout de suite constaté que c’était petit quand on me l’avait apporté, je m’étais même dit qu’avec ça je resterais sur ma faim.

- Je vais te montrer comment il faut traiter ces gens-là, m’a expliqué l’Allemand. Allons à la police.

Au commissariat on nous a accueillis avec plaisir, ils ont louangé notre zèle, ils ont immédiatement convoqué le restaurateur qu’ils ont condamné au paiement d’une amende de cinq cents couronnes.

- Eh bien, me suis-je dit avec enthousiasme, je n’aurais pas cru que ceci fût possible. On pourrait même vivre bien ici si chacun avait autant d’énergie que cet Allemand. Ce n’est pas un hasard s’ils sont invincibles !

Et dans ma fièvre onirique et utopique, je voyais déjà attachés en enfilade, à une chaîne d’esclaves, les spéculateurs sur les prix, les accapareurs, les violateurs de la loi.

Pour rentrer à la maison nous avons traversé le grand marché. Pendant que l’Allemand déchiffrait les règlements sur les prix qui étaient affichés, j’en ai profité pour acheter un cervelas pour deux forints. Je voulais déjà mordre dedans car mon estomac gargouillait un peu, et je commençais à voir des étincelles devant mes yeux, quand une main vigoureuse me l’a arraché de la bouche. L’Allemand m’a fixé d’un regard sévère.

- Combien tu as payé cela ?

- Deux... euh... un forint, ai-je menti, j’ignore pourquoi.

- Ah bon ! Selon le règlement, son prix est exactement d’une couronne cinquante.

Il a empoché mon cervelas, il a hélé un policier et il l’a invité à nous accompagner sur le champ au commissariat avec la marchande.

Nous sommes montés dans une voiture et nous nous sommes rendus tous les quatre au commissariat où on nous a accueillis en vieilles connaissances. L’Allemand a reçu un diplôme d’honneur en tant que soutien enthousiaste des affaires publiques. Il était déjà un peu tard quand, après la condamnation de la marchande, nous nous sommes de nouveau retrouvés dans la rue.

- Je crois, ai-je dit d’une voix quelque peu affaiblie, il vaudrait mieux aller dormir à l’hôtel, moi, tout à fait franchement, j’ignore pourquoi, mais je me sens trop faible pour marcher jusqu’à la maison.

L’hôtel n’avait plus de chambres. On voulait déjà partir quand un garçon nous a tirés à part pour nous dire qu’il nous donnerait une chambre au tarif double. Je voulais sortir mon porte-monnaie, mais l’Allemand m’a retenu la main. Il a noté le nom de l’hôtelier et celui du garçon et il m’a invité à nous rendre au commissariat.

- Écoute, lui ai-je dit, je me sens un peu fatigué. Ne voudrais-tu pas y aller seul ? Je t’attendrai ici sous le porche.

Il m’a fait promettre de l’attendre et, m’assurant encore une fois qu’il ferait régner l’ordre ici, il est parti. Je me suis assis sur une marche devant la porte, j’ai pensé que ce qui nous manquait c’était bien cette force organisatrice, cet amour de l’ordre, cette énergie consciencieuse, si on les avait on ne pourrait pas nous traiter comme on le fait, je me suis imaginé avec délectation comment on allait condamner ce honteux hôtelier et son garçon, j’ai rendu un hommage admiratif à mon ami allemand, j’ai allongé les jambes, j’ai couché ma tête sur le seuil et je suis mort silencieusement d’inanition parce que j’avais un peu faim.

 

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