Frigyes Karinthy : Voyage
à Farémido
premier CHAPITRE
L'auteur revisite ses aventures passées.
La
guerre européenne éclate : l'auteur embarque sur le "Bulwark" en qualité de chirurgien.
Les Allemands font sauter le navire à
proximité de l'Essex.
L'auteur et le commandant du vaisseau se sauvent
à bord d'un hydravion.
Un avion miraculeux survient au moment
crucial ;
l'auteur est transporté sain et sauf en Farémido.
J'imagine que le lecteur s'étonne de voir que
malgré tant d'expériences malheureuses et après avoir
juré de ne plus jamais reprendre la mer, en juillet de l'an 1914 j'ai
tout de même abandonné ma femme et mes enfants pour partir
naviguer sur les eaux de la Baltique en qualité de chirurgien à
bord du bâtiment de guerre le "Bulwark".
Certains m'accuseront d'inconstance, d'autant que dès la fin de mon
premier voyage, après m'être heureusement échappé de
Lilliput, il m'a bien fallu admettre qu'un authentique sujet anglais ferait
mieux de ne jamais franchir les frontières de sa patrie adorée,
puisque ce faisant il ne ferait que récolter de l'amertume sans raison
et sans but, sans avoir pensé qu'un jour il faudrait tout de même
qu'il revienne sur sa terre natale passionnément aimée. Mes
voyages ultérieurs à Brobdingnag,
à Laputa et chez les Houyhnhnms
n'ont fait que me convaincre davantage de cette vérité ; le
lecteur doit encore s'en souvenir, puisque (pensant surtout à mon
hasardeux dernier voyage), si, au retour de Laputa et
de Lagado je m'étais tenu tranquille, ô
combien d'horreurs et de dangers mortels j'aurais pu m'épargner :
pour ne pas en dire plus j'évoquerai une seule aventure qui aurait pu
m'être fatale, celle où dans mon désespoir, j'ai
plongé de la proue du navire dans la mer car on voulait me rapatrier de
force en Angleterre ; cela a failli me coûter
Pour qu'on excuse mon apparente
inconstance, je dois en appeler au patriotisme ardent et sans limites qui
brûle au fond du cœur de tout sujet de sa Majesté britannique
à la pensée de risquer sa vie et sa fortune pour son pays. Durant
l'été de mille neuf cent quatorze
Bien entendu, dans ces conditions
tout citoyen anglais ressentit le devoir de défendre sa patrie
injustement attaquée par surprise, d'autant plus que, et chacun le
savait, nous préparions depuis dix ans à cette guerre notre
superbe armée et notre flotte invincible. Moi-même je me suis aussitôt
porté volontaire comme chirurgien, incapable de résister d'une
part à ma nature aventureuse et vagabonde m'entraînant toujours
vers de nouveaux rivages, et d'autre part à ce patriotisme insatiable et
irrésistible qui niche au fond de l'âme de tout sujet de sa
Majesté britannique lorsque vient le moment de sacrifier sa vie et de
verser son sang pour la cause commune. Je ne fus enfin que conforté dans
ma décision quand je reçus la feuille de route m'ordonnant de
rejoindre sur le champ mon unité en qualité de chirurgien
navigant de réserve ; je savais pertinemment que si je ne me portais pas
volontaire, je serais traduit devant le tribunal militaire et probablement
conduit au poteau d'exécution.
Dès que je me fus
présenté ils me dépêchèrent sur le "Bulwark", vaisseau de ligne, qui avait pour mission de
défendre les côtes voisines de l'Essex et d'appuyer
éventuellement une opération de notre escadre. Mon commandant,
Sir Edward B…, excellent homme et de grande culture, se lia
d'amitié avec moi dès les premiers jours et m'honora de nombreux
détails intéressants et militairement importants sur la vie
privée de l'amiral. Au début notre vaisseau ne fut pas
envoyé au feu mais alla recueillir sur les côtes françaises
des blessés qu'il transportait dans l’Essex. En tant que
chirurgien je pus m'enrichir d'expériences passionnantes et
précieuses pour mon évolution professionnelle : au nom de
tous mes confrères je peux résolument affirmer ici qu'il n'y a
rien qui puisse autant faire progresser l'admirable science de la chirurgie
qu'une belle guerre moderne qui, par la grâce de ses armements,
mitrailleuses, grenades, bombardes à vapeur, bombes à
fragmentation, obus à pointe taillée, flèches
empoisonnées, présente à la curiosité d'un
chirurgien avide d'apprendre des cas plus variés et plus
intéressants les uns que les autres. J'ai personnellement compté
pas moins de trente-quatre blessures et maladies mortelles externes ou internes
qui jusqu'alors n'avaient figuré en aucun dictionnaire médical,
et je puis dire sans fausse modestie qu'en les notant je rendis un service
considérable à
Notre vaisseau navigua à
proximité des côtes anglaises jusqu'à la fin
novembre – je ne veux pas ennuyer le lecteur avec les
détails. Le 22 novembre l'ordre de débarquer les blessés
du "Bulwark", de compléter son
équipage en ordre de bataille et de filer sur Dixmude que les Allemands
avaient occupé, nous parvint par radiotélégraphie. Nous
embarquâmes sept cents hommes, nous chargeâmes à bord notre
stock de munitions, et le 24 novembre, dans un profond brouillard nous
prîmes la direction des côtes belges. Nous utilisâmes des
projecteurs pour illuminer le brouillard mais cela ne suffisait pas ; nous
nous sommes perdus, nous avons légèrement dévié de
notre route, en direction des côtes anglaises, vers Ouest-Sud-ouest. Le
25 novembre nous captâmes des signaux lumineux dans le brouillard mais sans
arriver à les décrypter, nos projecteurs nous signalaient la
présence d'un bâtiment distant de quelques nœuds.
Après avoir extrait et braqué les canons, nous mîmes
l'équipage en alerte. Chacun rejoignit sa place et le machiniste allait
déjà donner toute la vapeur quand le navire fut secoué par
une détonation formidable : le bateau venait de sauter sur une
mine. Une violente terreur éclata à bord, les matelots furent pris de panique, s'ensuivit une bousculade
désespérée pour atteindre les canots de sauvetage. Moi, la
puissance de l'explosion m'avait éjecté de la passerelle du
commandant où j'étais en train de discuter avec le capitaine et
pour quelques instants je perdis connaissance. Quand je repris mes esprits, le
bateau était couché sur le flanc et s'enfonçait
très rapidement. L'équipage jurait et se démenait pour
arracher les chaînes de fixation des canots : ils occupèrent
toutes les places, personne ne se souciait de moi. Je compris que
j'étais irrémédiablement perdu et dans mon
désespoir je maudis l'instant qui m'avait vu monter sur ce bateau, quand
le commandant rampa près de moi et me fit signe de le suivre. Nous nous
hissâmes en titubant jusqu'au pont arrière ; alors le
commandant souleva un panneau d'écoutille et me fit signe de descendre
en vitesse. J'aperçus tout près un avion gigantesque,
entièrement équipé de canots flotteurs et près
à décoller, le moteur vrombissait déjà. D'un saut
nous prîmes place dans les sièges, le commandant saisit les
manettes et l'instant suivant l’hydravion sur son double rail en pente
glissa sur l'eau. L'hélice se mit à mouliner l'air, nous
courûmes quelques kilomètres sur l'eau, puis tout à coup
nous décollâmes dans le brouillard. En regardant en arrière
je ne vis plus rien du navire ; des lumières incertaines scintillaient
sous mes pieds à travers