Frigyes Karinthy : Voyage
à Farémido
troisiÈme CHAPITRE
Quelques mots au lecteur. L'homme et les machines.
Les habitants de Farémido.
On compare l’auteur à des plantes.
Arrivé à la fin du chapitre
précédent, le lecteur repu, gavé de descriptions de
voyages, a peut-être ressenti quelque impatience de n’avoir pas
saisi grand-chose de son contenu, ne comprenant pas la nature de ces machines
merveilleuses et de ces plantes surprenantes que de toutes façons je
n’ai pu décrire qu’imparfaitement, s’agissant de
phénomènes qu’à ma connaissance aucun explorateur
n’a jusqu’à présent notés dans son journal de
bord.
Je prie humblement le lecteur de
considérer que, d’une part, simple chirurgien comme j’ai
déjà eu l’occasion de le préciser, je ne suis pas un
artiste des mots, mon expression manque peut-être de clarté, et
d’autre part, les phénomènes auxquels j’ai
été confronté, rapportés au chapitre deux,
m’ont tout autant surpris moi-même, m’ont paru totalement
incompréhensibles au premier abord. Mais je demande que l’on
m’accorde patience et confiance ; je me réfère
modestement à mes quatre précédents carnets de voyages
dans lesquelles j’ai plus d’une fois noté des
phénomènes inconcevables. Leur cause et leur signification ne
s’étaient révélées que par la suite. Quoi
qu’il en soit, pour le lecteur, le fait de connaître mes quatre
précédents récits de voyage (à Lilliput, à Brobdingnag, à Laputa et
au pays des Houyhnhnm), mis sous presse par Jonathan
Swift, sera d’une grande utilité.
Cependant pour être bref,
je vais dès maintenant vous présenter l’enseignement qui
n’a mûri en moi qu’ultérieurement au cours de mon
séjour à Farémido et que, pour
ne pas être étonné par mes découvertes dans ce pays
j’aurais dû tirer voilà bien, bien longtemps, bien avant Farémido, si les œuvres des
métaphysiciens du vingtième siècle n’avaient pas
tout altéré et tout corrompu.
On peut attester que lorsque les
hommes sont apparus sur terre pour la première fois, il n’y avait
ni machines, ni art, ni science. En ce temps-là tout ce que faisaient
les humains était dicté par des besoins naturels : ils se
sont vêtus car il faisait froid, ils se sont fabriqué une hache
pour mieux couper du bois. Les sciences et les arts ne sont venus que plus tard
avec, n’est-ce pas, le but d’assister l’homme dans ses durs
travaux, mais aussi de compléter les notions et les idées que
nous nous faisions des phénomènes ressentis. Pour soulever des
objets lourds ils ont inventé la poulie, pour connaître avec plus
de précision et de profondeur les phénomènes qu’ils
voyaient ils ont inventé le dessin et l’écriture.
Tout naturellement, des
siècles plus tard, sciences et arts ont gagné en
perfection ; l’homme s’est fait aider dans son travail par de
belles machines tout en multipliant leurs possibilités, alors que les
phénomènes temporels et spatiaux observés à la va-vite
étaient enregistrés et présentés dans toute leur
formidable grandeur par des sculptures, peintures et œuvres
poétiques de plus en plus élaborées.
Jusqu’à arriver
à un stade où non seulement les machines soutenaient
l’homme dans ses activités, elles multipliaient ses forces, mais
elles finirent par exécuter d’elles-mêmes le travail avec
infiniment plus de perfection que cela pouvait l’être à
aucun moment par notre faillible corps humain. Il en va de même pour les
arts : tableaux, sculptures, œuvres écrites ou musicales
exprimèrent avec une telle perfection les manifestations et aspects de
la vie, forme, couleur, récit, sentiment que la réalité de
la vie est resté loin derrière quant aux finesses, à la beauté
et à la force d’expression.
Qu’en est-il résulté ?
Machines et œuvres ont surpassé l’homme : elles sont
devenues plus achevées, et bientôt quand l’homme voulut
être parfait, il fut contraint d’imiter les machines et les
œuvres qui jadis ne faisaient que l’imiter lui-même.
C’est notre civilisation, les œuvres de la littérature
épique, dramatique ou autres qui ont exercé la plus grande
influence sur la formation de notre caractère. C’est l’art
qui a dicté nos formes. Un jour, me promenant à Budapest,
j’ai vu une confiserie qui se faisait appeler "automate", en
haut on mettait une pièce dans une fente et cela faisait sortir un
bonbon. À l’intérieur de cet automate un homme était
assis, c’est lui qui recevait la pièce dans sa main, et
c’est lui qui faisait sortir le bonbon par un orifice. Cette homme avait
spontanément compris que ses congénères ont davantage
confiance dans la machine que les uns dans les autres, et par ruse il voulait
faire croire qu’il était une machine.
Les hommes en sont arrivés
à débourser dix mille fois plus pour un tableau représentant
une femme nue que pour la femme qui avait servi de modèle au
peintre ; on n’accordait plus le même respect à la
femme que celui qu’on accordait à son imitation, sa copie
reconstruite. Je me souviens de la sincère révolte
éveillée en moi, peu avant mon départ pour Farémido, quand les barbares Allemands se mirent
à bombarder la cathédrale de Reims, alors qu’au même
moment je n’ai que superficiellement pris note du nombre des victimes de
cette même bataille. Mais nous savons tous fort bien que la nouvelle que
nous avons capturé mettons un ou deux navires ou cinq ou six canons
ennemis suscite un plus vif enthousiasme que si nous avions réussi
à exterminer cinq ou six mille soldats, cinq canons, dans notre esprit,
valent cinq mille hommes, c’est la même perte pour l’autre
côté. Si alors j’avais déjà raisonné
aussi clairement là-dessus, je n’aurais pas eu tant à
apprendre à mes dépens à Farémido.
J’aurais compris que l’homme a toujours tenu ce qu’il
crée en plus grande estime que lui-même et que dans chacune de ses
créations il s’est efforcé de se recréer
lui-même toujours plus parfaitement pour, à la fin, cesser
d’exister, comme un vulgaire moule d’argile dans lequel on a
coulé l’airain. J’aurais dû comprendre cela plus
tôt, déjà quand on a inventé la cinématographie
et que j’ai constaté que les gens allaient plus volontiers au
cinématographe où ils ne voyaient que le même
comédien en image projetée sur un mur
que, pour le même argent, ils
auraient pu aussi bien voir dans la réalité sur la scène
considérée comme dépassée. Depuis le commencement,
l’homme a désiré en réalité modeler de
lui-même un être plus achevé, dans l’ensemble comme
dans chaque détail. C’est pour y parvenir qu’il a eu besoin
du microscope et du télescope, de la photographie et des rayons X, de l’automobile
et de l’avion.
Je le répète, si
j’avais clairement mené ce raisonnement jusqu’au bout et si
j’avais compris tout cela, j’aurais pu inspirer aux habitants de Farémido plus de respect et d’admiration pour
mon pays tant chéri. Ils auraient reconnu que
l’émerveillement qui m’avait quasiment cloué sur
place lorsqu’au bout du chemin forestier, ce bâtiment
étincelant s’est découvert devant moi, cet
émerveillement prouvait ceci : malgré mon état
d’homme faillible j’étais néanmoins digne de vivre
parmi eux, et l’espoir devait m’être accordé de
devenir un jour leur semblable. Mais moi, stupide et borné, je me suis
accroché trop longtemps à l’idée que seule la main
de l’homme avait pu créer une telle œuvre.
Je me tenais là, je
regardais autour de moi, la tête me tournait. Alors une des machines
positionnée devant le hangar se mit en mouvement et par légers
bonds successifs s’approcha de moi. Je reconnus la machine qui
m’avait amené et qui m’avait abandonné de
l’autre côté de
Pendant que je méditais
là-dessus, un bras de métal s’allongea vers moi, puis me
hissa en l’air ; j’aperçus une gigantesque lentille de
verre que quelque chose maintenait au-dessus de ma tête, avec par
derrière, étincelant et scrutateur, comme un œil
géant dardant son regard sur moi. Le bras qui m’avait hissé
agita lentement ma tête de côté et d’autre me donnant
le sentiment désagréable d’être observé
à la manière d’un insecte étrange sous la loupe
d’un entomologiste. Plus tard je fus relâché, posé
à terre. Ensuite la machine ailée qui m’avait amené
là me prit par la main et commença à me guider, cela
rappelait une scène où le père apprend à son
bébé à marcher : la machine progressait lentement,
attentivement, pas à pas, près de moi ; là où
le chemin était plus cahoteux elle soulevait ses roues, tandis que sur
un sol lisse elles roulaient prudemment. Pendant ce temps elle tournait
fréquemment sa tête dorée vers moi, m’arrosant de ses
yeux brillants d’une lumière bleuâtre, puis elle se mit
à chanter et alors je sentis intimement que ces sons
m’étaient adressés personnellement et que dans ce pays les
notes musicales constituaient un langage, les mots se composaient de notes
musicales. Ayant compris cela, je m’efforçais de lui faire
comprendre que je souhaitais apprendre ce langage ; désignant le château
de mon index j’exprimai le souhait de savoir quel était son nom.
Elle comprit aussitôt ce que je voulais ; elle émit
quelques notes : mi, fa, ré, que je répétais sur le
champ. Cela lui fit manifestement plaisir et cette fois elle commença
elle-même à désigner les objets en les nommant, et moi je
répétai les notes. En se désignant elle-même elle
chanta : sol-la-si. Puis dessinant d’un seul large geste tout
l’horizon elle solfia : fa, ré, mi, do, tel que je
l’avais déjà entendu quand elle m’avait amené
ici. C’est à ce moment que j’appris le nom de ce pays :
Farémido. (Je prie mon lecteur de toujours
prononcer les mots originaux en chantant car ce n’est qu’ainsi
qu’ils ont un sens.)
Nous arrivâmes enfin
à l’allée que j’avais déjà
longée, formée d’arbres à forme humaine. Mon guide s’arrêta
près de l’un d’eux, me prit tendrement par la taille et me
plaça auprès de cet arbre, puis, reculant
légèrement, leva son bras de métal au-dessus de sa
tête ; je vis qu’il nous scrutait et qu’il nous
comparait. Je fus de nouveau pris par le même sentiment
désagréable : cette fois nous faisions penser à deux
petites plantes entre les mains d’un botaniste qui rechercherait une
parenté.