Frigyes
Karinthy : "Grimace" (Les
gens)
des gens agrÉables,
Ça existe
Maintenant
je vais écrire cet article. Maintenant je vais me mettre à
l'écrire. Maintenant j'ai une idée, une bonne idée
drôle, pleine d'humour que je ne vois pas encore clairement, je n'ai pas
une idée très claire du comment la développer mais je vais
y réfléchir cinq minutes supplémentaires, puis je
m'attaquerai à cet article. Maintenant c'est Monsieur Mangetout qui
passe par là et que je connais de quelque part, mais il finira bien par
s'en aller, pour l'amour de Dieu, puisque nous n'avons strictement rien
à nous dire.
Mangetout : Bonjour. Il s'assoit.
Moi poliment :
Ah, cher Monsieur Mangetout, comment ça va ?
Mangetout : Merci.
Moi :
Je vous en prie, il n'y a pas de quoi.
Mangetout : Ha, ha.
Pause.
Moi :
Alors, comment allez-vous ?
Mangetout : Comme ci, comme ça. Cent forints, ça m'aiderait.
Moi :
Oui, naturellement.
Pause.
Moi :
Cent forints, c'est beaucoup d'argent.
Mangetout : Merci.
Moi poliment :
Ah, cher Monsieur Mangetout, comment ça va ?
Mangetout : Cent, c'est
beaucoup. Oui. Eh oui, cent c'est beaucoup.
Pause.
Mangetout se tait mais ne s'en va pas.
Moi :
Surtout si on doit travailler pour les gagner. Comme moi par exemple. Je dois
travailler toute
Mangetout : Oui, c'est un
café convenable.
Pause. Qu'est-ce qu'il me veut
encore ?
Moi :
Heu… Que devenez-vous ?
Mangetout : Toujours pareil.
Que faire ? Il faut bien s'occuper.
Moi :
Pour ça, vous avez raison.
Mangetout : N'est-ce
pas ?
Longue pause.
Moi :
Heu… hum… Madame votre épouse, comment va-t-elle ?
Mangetout : Comment
devrait-elle aller ? Elle travaille. Elle s'use au travail. Elle passe son
temps à se soucier du ménage.
Moi :
Croyez-moi, c'est une vraie perle, une femme comme ça.
Mangetout : Une perle, merde
alors, elles sont toutes comme ça. Des bêtes de somme. D'accord,
je vous l'accorde, on rentre à la maison, on trouve tout nickel, le
repas est correct, le linge bien rangé, mais croyez-moi, trop souvent on
a l'impression de manquer de quelque chose.
Pause.
Moi :
Bon, il ne faut pas souhaiter la lune non plus.
Mangetout
fait un geste de renonciation : Allons donc. On a
besoin d'autre chose aussi. Tenez, dans une femme il faut qu'il y ait un peu de
feu, un peu de variété, pour donner un peu de contenu à la
vie d'un homme. L'homme n'est pas fait pour végéter comme un
animal.
Moi :
C'est bien vrai.
Mangetout : N'est-ce
pas ? Croyez-moi, ce qui est le plus beau dans les femmes, c'est le
danger, c'est le secret… Cette chose qui nous asticote…
Moi (Doux Jésus, quand
est-ce que je pourrai travailler ?) :
Eh oui, c'est le principal. C'est comme l'inconnu : nous le craignons et
pourtant nous y aspirons. Il n'y a que les femmes de feu, mystérieuses
qui valent la peine, dont on ignore si elles nous appartiennent vraiment, si
elles ne nous cachent pas quelque chose ! Vous avez tout à fait
raison.
Mangetout : Oui, oui,
d'accord… Mais alors on est condamné à vivre dans une peur
perpétuelle.
Moi :
Oui, c'est indéniable. Mais voyez-vous, votre vie serait-elle
pimentée si elle n'était pas épicée par cette
peur ? Croyez-moi, un peu de peur ne fait pas de mal. (Dieu, que va devenir mon article ?)
Mangetout : Ben, en ce qui me
concerne, personnellement je n'ai aucune raison d'avoir peur. Manquerait plus
que ça. Qu'on ose me dire que j'ai une raison d'avoir peur pour ma
femme. Ce n'est pas une femme comme ça. Je n'aimerais pas qu'elle soit
comme ça.
Moi cela fait dix minutes que
je ne sais plus de quoi on parle et je découvre avec frayeur que dans le
ton de Mangetout vibre comme une sorte de ressentiment :
Qui oserait dire une chose pareille, mon cher Monsieur ? Absolument
pas ! Bien au contraire !
Mangetout
soupçonneux : Comment ça, au
contraire ? Quoi au contraire ?
Moi je ne sais pas du
contraire de quoi il s'agit. Au hasard : Je vous
dis : au contraire ! Et comment, au contraire… Ce n'est pas une
femme comme ça, votre chère épouse…
Mangetout : Pas une femme
comment ?
Moi :
Ben… pas un pot-au-feu… une casanière…, elle a du
tempérament, elle a du feu… et comment…
Mangetout
froidement : Bien sûr. Mais à
dire vrai, n'est-ce pas, ça me regarde quand même, ne m'en
veuillez pas, comment est ma femme, voyez-vous, je suis mieux placé pour
le savoir. Adieu.
Il
s'incline, il passe à une autre table et dit à une de ses
connaissances sur mon compte : Je n'arrive pas
à comprendre, il existe des gens qui fourrent leur nez dans les affaires
de famille les plus intimes, qui mettent leur grain de sel dans la vie des
gens, qui donnent leur avis, et ça n'intéresse personne. C'est
casse-pieds, d'avoir des connaissances pareilles, pipelettes, curieuses,
fouineuses, bah, il faut avoir de l'estomac.