Frigyes
Karinthy : "Grimace" (Les
gens)
babil
J'aimerais bien lier connaissance
avec eux, car le train jusqu'à Pest c'est encore quatre heures et j'ai
déjà lu tous mes journaux, une gentille brunette, un homme un peu
mollasson et Boubou qui doit avoir dans les six ans, mais on l'habille encore
en dentelles. Je les écoute.
- Boubou,
qu'est-ce qu'il faut dire au Monsieur ?
- Meti bocou.
- Meti bocou ? Je vais te
croquer ! Regarde, Aranka, comme il fait une mignonne bouche en cœur
quand il dit "meti" ! Cet enfant est
à bouffer. Toi !… Petit trésor.
Plus tard.
- Boubou, qui
est-ce qu'il préfère, Boubou, Tata ou Tonton ?
Boubou :
Tata Majista.
Tata Mariska : Oh, je vais te
bouffer, toi ! Et pourquoi Boubou aime sa Tata Majista ?
Parce qu'elle lui donne des bonbons, n'est-ce pas ?
Boubou :
Oui.
Tata Mariska : Tu entends ?
Il a dit oui. Tu as entendu ce qu'il a dit ?
Tonton :
Et son Tonton ? Boubou n'aime pas son Tonton ? Gare à
toi ! Tonton est fâché maintenant.
Tonton est
fâché pour de bon. Il tourne boudeusement le dos à Boubou,
il fourre boudeusement un doigt dans sa bouche. Il regarde Boubou,
fâché, et il met sa bouche en cul-de-poule. Boubou s'en fiche. La
dame m'interroge d'un regard suppliant, comme ébahie, comment un enfant
peut être aussi mignon. C'est vrai, c'est mignon, un enfant. Pas si
mignon que ça.
Plus tard.
- Boubou, il
doit faire son petit dodo maintenant, Boubou. C'est l'heure de doillmir.
Boubou pleurniche,
il n'a pas envie de dormir.
- Boubou,
regarde, Tata et Tonton doillment aussi. Regarde, tu
vois ? Fais comme nous.
Ils veulent tromper
l'enfant, ils s'affaissent sur le siège, ils ferment les
paupières, ils font semblant de dormir. Boubou les observe, ils n'osent
pas ouvrir les yeux. Enfin ils n'en peuvent plus, ils s'endorment pour de bon.
Nous restons tous les deux, Boubou et moi. Je m'ennuie mortellement, je ferais
bien connaissance avec l'enfant. Je commence.
- Boubou, pouquoi tu ne voulais pas doillmir ?
Boubou se tourne
vers moi et me toise avec un profond mépris.
- Mon nom est Jeromos Réz, dit Boubou
froidement et fermement. Pour Monsieur, je ne suis pas Boubou. Pour ces
pauvres-là je le suis car je suis lié à eux par le sang et
je dois leur pardonner leurs faiblesses avec indulgence. Pour partie par
reconnaissance car ils sont persuadés qu'ils sont très gentils en
babillant ainsi avec moi et je n'ai ni le cœur ni le courage de les
détromper, et pour partie par calcul car je vais maintenant demeurer
chez eux durant quelques années, ils m'entretiendront, et je vous assure
que cela m'est plus commode que d'être contraint de gagner mon pain comme
un adulte. En contrepartie je leur dois bien d'être gentil, charmant et
enfantin. Par exemple je les laisse m'appeler "Boubou" et je leur
réponds en zézayant, ça les met en joie, or pour leur
argent ils ont le droit de s'amuser comme ils l'entendent. Il s'agit là,
Monsieur, d'autant de gaucheries sociales auxquelles je m'adapte ; je leur
pose des tas de questions et je m'émerveille à bon escient quand
ils me rapportent toutes sortes d'inepties sur les chemins de fer ou les
oiseaux, je feins d'être très impressionné par leur omniscience,
moi qui ne suis qu'ignorance. Je m'adapte, mais croyez-moi, plus d'une fois
ça me coûte.
- Monsieur, je
vous plains sincèrement.
- Ne me
plaignez pas. Quand je grandirai j'aurai aussi un enfant et je lui parlerai en
babillant et je l'instruirai et je trouverai normal que ça l'impressionne
et qu'il m'obéisse. Les gens, quand ils prennent de l'âge et
qu'ils comprennent que personne ne les écoute, ils se fabriquent un
enfant par vengeance pour avoir quelqu'un devant lequel jouer l'adulte et
l'omniscient. Mais veuillez ne plus me déranger, je
réfléchis.