Frigyes
Karinthy : "Grimace" (Les
choses)
Dickens, profond vague
À l’Âme[1]
Le matin je me suis levé de
bonne heure, ma femme était encore couchée au lit et elle lisait
« David Copperfield » de
Dickens. Lorsque je voulus m’informer pour le petit-déjeuner, je
captai son regard chargé de reproches et par conséquent je
descendis déjeuner au café. À dix heures je suis
remonté et je la trouvai en larmes.
- Par
le ciel, que s’est-il passé ?
Elle
pleurait, la voix entrecoupée de sanglots.
- Ce
méchant Murdstone…
Je
crus qu’elle gourmandait le nouveau domestique pour n’avoir pas
préparé le petit-déjeuner.
- Qu’a-t-il
fait encore ?
- Il
va torturer à mort ce pauvre, pauvre enfant innocent.
Effectivement
à l’office, le domestique était sur le point de gifler mon
fils Pista dont on venait d’apprendre qu’il ne s’était
pas rendu à l’école le matin mais qu’il
s’était enfermé dans le garde-manger et qu’il avait
vidé le pot de moutarde.
- Qui,
Pista ? – demandais-je en colère.
- Mais
non ! David ! – sanglota ma femme.
J’étais
surpris parce que jusqu’alors ma femme ne m’avait jamais dit que
nous avions aussi un enfant nommé David. Mais à ce moment elle
avait déjà disparu entre les pages soixante-huit et soixante-neuf
de son livre.
Je
suis rentré chez moi à une heure. Ma femme était encore au
lit, une compresse sur la tête. Deux bougies étaient
allumées sur le guéridon. Elle me regardait avec des yeux
vitreux. Elle me dit la voix éteinte :
- Il
est mort.
- Mon
Dieu, qui est mort ?
- Steerforth – sanglota ma femme et elle disparut
entre les pages 238 et 239.
Je
fis livrer un déjeuner du restaurant, j’appelai les pompiers pour
qu’ils retirent mon fils Bandi de la canalisation dans laquelle il
s’était engouffré au cours de la matinée, puis nous
avons commencé à manger lugubrement.
De
une heure jusqu’à midi le lendemain je n’ai vu ma femme que
par moments et jusqu’au cou : du cou à la tête elle
était constamment dissimulée derrière le livre
qu’elle tenait devant elle. Petit à petit je me suis
habitué à avoir une femme si étrange, dont le cou
n’est pas surmonté d’une tête mais d’un livre
ouvert, couverture tournée vers l’extérieur. Le livre se
hissait un moment plus haut puis s’abaissait. Ma femme pleurait en
permanence. Mon fils Jóska, enfant doué pour la technique, me
surprit le soir par un projet d’invention à lui. Il avait
dessiné une petite auge, adaptable au cadre inférieur des livres,
de façon à collecter les précipitations lacrymales pendant
la lecture.
Vers
quatre heures de l’après-midi le roman de Dickens au cou de ma
femme fit irruption dans mon bureau.
- C’est
terrible – sanglota le livre – ce pauvre David n’a pas
un seul penny durant des mois.
Gêné,
je balbutiai quelque chose, que moi-même, et patati et patata,
c’est bientôt la fin du mois, mais dès que je toucherai la
somme que…
Mon
fils, pauvre orphelin de mère, s’enfuit de la maison le lendemain
matin en laissant une lettre dans laquelle il nous informait qu’il avait
adhéré à l’association des Dix Scouts Sauvages.
- Pauvre
David – sanglota ma femme-livre.
Je
m’informai :
- Qu’est-ce
qu’il y a avec ce David ?
- Il
a perdu sa mère, sa mère qui l’a mis au monde.
- Allons
faire une promenade – proposai-je.
Nous
n’avons pas pu aller nous promener car entre-temps David était
devenu apprenti dans le bureau de la firme Murdstone.
Mon fils Gyuri s’est fait renvoyer de
l’école parce qu’il avait revêtu la robe de Mariska et
c’est ainsi qu’il était allé à
l’école, en robe, en CM1. Le matin on repeignait la chambre, ils
ont étalé du chou à la sauce tomate sur les murs, tandis
que la peinture bleue, avec des saucisses nous a été servie au
déjeuner. Mon fils Feri a émigré
en Amérique.
Le
lendemain soir je sanglotais de concert avec ma femme. Les nouvelles qui nous
parvenaient de David étaient de plus en plus sombres. Elle fondit
brutalement sur moi : David s’était fait méchamment
agresser par un méchant commis, il l’avait frappé avec une
tapette. Nous pleurions tous les deux en chœur, mon fils Bandi se mit
à pleurer avec nous, ne chiale pas, cochon, lui criions-nous tous les
deux en larmes parce qu’il nous dérangeait, puis nous
l’avons bien tabassé vu que Bandi était moins fort que
nous. Mon fils Bandi s’est sauvé chez ma tante.
Le
surlendemain je suis parti chercher le médecin pour ma femme dont
l’inflammation des glandes lacrymales avait pris une mauvaise tournure.
Nous revînmes, le docteur et moi, mais ma femme n’était
nulle part. Je fis appel à un détective qui examina la maison de
fond en comble. J’eus enfin l’idée de penser au livre de
Dickens. Il traînait sur la table ; je l’ouvris, le
feuilletai. Sur la dernière page où on lisait le mot
« Fin », ma femme était là, aplatie comme
dans un herbier. Elle était tombée dans le livre. Elle
s’essuyait les yeux, elle me regardait, heureuse, et elle déclara
que jamais encore elle n’avait lu un livre aussi drôle.
[1] Cette nouvelle a
été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil
"La ballade des hommes muets"