Frigyes
Karinthy : "Grimace" (Les
choses)
Sa table
à lui[1]
Nous
rentrons à quatre pour dîner à la brasserie
“ Bosquet de rêve sicilien ”. Nous nous asseyons
à une des tables, bien entendu
auprès de la fenêtre, pour jouir de l’air frais. Dans
la salle il n’y a que nous
quatre : le poète mélancolique, Géza, son
beau-frère et mon humble personne. Après de longs conciliabules
nous nous accordons pour commander des saucisses de Debrecen au raifort.
En
jetant sur les lieux un regard circulaire, nous apercevons cinq garçons.
On les reconnaît aisément à leur frac
caractéristique ; ils se tiennent à quelques pas de notre table.
L’un est un jeune homme brun de grande taille, il s’appuie
d’une main à une chaise et regarde, songeur, vers
l’extérieur. Le second dont les yeux foncés
désabusés se perdent dans le lointain, se penche
légèrement en arrière et sifflote doucement. Le
troisième, un jeune pâlot qui s’adosse, les bras
croisés, aux hanches élancées d’une colonne
mauresque, un sourire voilé au visage est en grande conversation avec le
quatrième qui paraît suspendu à ses lèvres. Le
cinquième lit un ouvrage quelconque : ses traits agréables sont
légèrement bouleversés par une intrigue captivante.
Comme
ça, ensemble, comme personnages d’un groupe sculptural, ils se
distinguent de l’obscurité de l’arrière-plan : il y a
dans ce spectacle quelque chose d’archaïque, quelque chose de
constant et d’immuable. Si j’étais peintre ou sculpteur je
pérenniserais absolument cette vision dans quelque tableau ou sculpture
de groupe allégorique, et je graverais en guise de titre dans le cadre :
"Éternelle placidité" ou "havre de paix" ou
encore avec le mysticisme de Böcklin "Île de
l’immobilité, Sancta Immobilia".
Mais je ne suis ni peintre ni sculpteur, je ne suis qu’un pauvre homme
ordinaire et affamé, et après que nous avons tous les quatre
laissé errer notre regard pendant quelques minutes sur
l’Apothéose des Garçons, mon plaisir ressenti à ce
spectacle rare, mon enchantement muet et profond, commence à être
profané par un désir intense pour mes saucisses de Debrecen.
-
Garçon – balbutié-je, hésitant dans la direction du
groupe pittoresque – nous aimerions quatre paires de Debrecen au
raifort…
Mais
les chefs-d’œuvre se reconnaissent à leur sens de
l’éternité. Aucun garçon ne bouge.
Je
donne un coup de coude à Géza, il aurait peut-être plus de
chance.
-
Garçon – dit Géza sur le ton critique des situations qui
virent au sérieux – quatre paires de Debrecen au raifort,
s’il vous plaît.
Aucun
mouvement ne les agite.
Une
longue concertation s’ensuit : nous décidons d’interpeller
les garçons un par un. Le
beau-frère de Géza s’élance pour entrer en
pourparlers avec celui qui est adossé à la colonne blême
dans le but de solutionner cette difficile situation politique, et de
s’informer par des voies circonspectes sur les moyens de sortir de
l’impasse. Il se lève aussitôt et s’approche dudit
garçon qui par ailleurs n’a pas délaissé son
immobilité.
-
Garçon – lui dit-il prenant une expression veloutée et
flagorneuse comme une brise du soir – garçon, voyez-vous, nous
aimerions des Debrecen…
Alors
le jeune homme bouge. Il tourne sa face vers le beau-frère de
Géza, et dans ses yeux s’allume une ironie incommensurable.
-
Ce n’est pas ma table – dit-il d’une voix profonde de
baryton. – C’est la table de Miska.
Le
beau-frère de Géza voudrait dire quelque chose, mais à ce
moment-là le jeune homme qui jusque-là lisait lève la
tête et toise le jeune homme pâle.
-
Manquerait plus que ça – dit-il avec un âpre mépris.
– C’est la table de Náci.
Nous
ne tardons pas à apprendre lequel d’entre eux s’appelle Náci. C’est le troisième. Il
s’avère être un homme à l’âme
tourmentée par de brûlantes passions.
-
Crétin – lance-t-il fermement au nommé Miska
– pour sûr c’est ta table.
Miska répond
brièvement, pour ainsi dire d’un mot unique. Bien que ce mot
recèle beaucoup de puissance et de supériorité, je
considère qu’il ne serait pas séant de le mentionner ici,
en partie à cause des dames qui n’ayant pas eu la
possibilité d’étudier en profondeur et avec le
sérieux voulu l’importante cause de notre race chevaline,
risqueraient de prendre trop à la légère la grave
signification de cette affirmation.
La
nature soupe au lait de Náci s’enflamme
aussitôt. Par la suite durant environ une demi-heure nous sommes
témoins d’une dispute fort vive et de plus en plus
acharnée. Ils y prennent part tous les cinq, au début ce sont des
mots puissamment assénés qui voltigent, entrecoupés
ensuite de projectiles de taille modeste. Qui aurait imaginé de la part
du jeune homme pâle adossé à sa colonne et que nous
croyions tout juste capable de douces rêveries, qu’il se
révélerait expert en athlétisme : après une habile
passe de la tête qui n’aurait pas été indigne
d’un Slosszer, il shoote un but imparable dans
le ventre de Náci. Moi, me désignant
d’office arbitre de foot je juge que le moment est venu
d’intervenir, je les supplie :
-
Messieurs, Messieurs…
Je ne me rappelle pas la suite.
Plus tard, en revenant à moi, j’apprends que j’ai
été soulevé par Miska qui
m’a balancé contre Náci. On ne
peut pas lui en vouloir, sur le coup il n’a trouvé aucun autre
objet à portée de la main.