Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les choses)

 

 

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trop d'Étudiants

J'avais mal au ventre, j'avais mal dans la poitrine, que faire ? J'ai décidé de me rendre au service des maladies internes de l’hôtel-Dieu pour leur demander ce que j'avais.

L'entrée du bâtiment du service était noire de monde. J'ai demandé qui étaient ces gens, un vieillard barbu m'a répondu que c'était des étudiants en médecine qui voulaient faire signer leur livret par le professeur Infusoire, et qu'ils faisaient la queue ici depuis cinq heures du matin. Pour pénétrer dans le service, j'ai joué des coudes, je me suis tassé, plié, ramassé de toutes mes forces, que ne ferait-on pas n'est-ce pas pour sa santé ? Mais les carabins avaient une nette supériorité sur moi, étant des étudiants de deuxième ou troisième année ils connaissaient bien mieux que moi l'anatomie et la physiologie, ils savaient très précisément dans quelle partie de l'estomac il fallait cogner pour que ça fasse très mal.

Parvenu dans le couloir j'ai pu constater qu'en réalité je n'avais plus tellement affaire au service des maladies internes, plutôt à la chirurgie, car j'étais recouvert d'œdèmes. Mais puisque je me trouvais là, j'ai demandé à un infirmier par où on pouvait entrer chez le professeur. Alors l'infirmier m'a demandé mon livret et il ne voulait pas croire que je n'en avais pas. Il a dit que ce n'était pas la première fois que des étudiants impudents tâchaient de se faufiler chez le professeur. Quand j'ai fini par le convaincre que j'étais un malade, il est devenu très avenant et il m'a introduit dans l'antichambre de l'amphithéâtre. Lui, il est parti. À travers la porte j'ai entendu la question méfiante du professeur :

- Êtes-vous sûr que ce n'est pas un étudiant ?

- Non, Monsieur le Professeur, a dit l'infirmier. C'est un malade, un vrai malade.

- Dans ce cas, faites-le asseoir derrière le bureau sur l'estrade, dit le professeur d'une voix tremblante de plaisir.

Trois infirmiers sont sortis, ils se sont jetés sur moi pour m'attacher. On m'a ensuite traîné dans un grand amphithéâtre où attendaient déjà environ neuf cents étudiants assis – je n'en ai vu que neuf cents, mais il paraît qu'ils étaient en réalité mille huit cent, assis, l'un sur la tête de l'autre. Quand on m'eut transporté, les étudiants se sont mis à rugir et vociférer et à se pousser vers la chaire en claquant des dents. Mais les infirmiers ont repoussé cette foule et l'un d'entre eux m'a chuchoté à l'oreille que cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas vu de malade, parce que cette année il y avait quatre cents étudiants en médecine pour chaque malade, si bien que les professeurs avaient lancé un appel au syndicat des artistes de théâtre de bien vouloir livrer quelques comédiens habiles, capables d'illustrer certaines maladies, afin de pallier une rupture dans la continuité de l'enseignement.

Alors le professeur est entré.

Les étudiants ont poussé des cris de fauves et ils ont agité leur livret en l'air.

- Signez, signez ! – c'est le dernier mot que j'ai entendu avant de constater qu'en réalité ce n'est pas de la chirurgie que j'aurais eu besoin mais de l'ORL parce que j'étais devenu sourd.

- Qui passe l'oral aujourd'hui ? – a demandé sévèrement le professeur.

Une cinquantaine d'étudiants ont sauté et ont assiégé la chaire, en gesticulant avec leur livret.

- Silence ! - a dit sévèrement le professeur. – Nous allons voir si nos jeunes collègues brilleront autant dans leurs réponses qu'ils sont forts pour chahuter. Bande de mal élevés ! Malade, ouvrez la bouche !

J'ai obtempéré avec frayeur. Le professeur a posé sa question :

- Eh bien, de quoi souffre ce patient ?

 Une trentaine de jeunes candidats se sont précipités sur ma bouche pour examiner ma langue. Finalement, à l'issue d'une véhémente bagarre, un jeune étudiant blond et musclé est entré le premier, il a enfoncé astucieusement sa tête jusqu'au cou dans ma gorge afin d'être le premier à passer son examen. Ensuite il s'est adressé au professeur :

- Il a mal à la gorge. Veuillez signer mon livret.

Mais le professeur a ri ironiquement.

- Quand vous saurez montrer comment il faut traiter le patient.

L'étudiant s'est gratté la tête, puis il a gratté ma tête. Puis il a versé un verre d'essence dans ma bouche, et il a levé un regard interrogateur vers le professeur pour demander si ça allait. Mais le professeur infernalement sarcastique a secoué la tête sans aider le candidat. Amygdales, amygdales – soufflaient les collègues dans la salle, et alors l'étudiant a pris mes amygdales, il les a arrachées tout en interrogeant le professeur du regard, mais il a encore secoué la tête. Alors l'étudiant m'a saisi avec colère, il m'a coupé la gorge, il a regardé le professeur : ça va comme ça ? Le professeur a de nouveau secoué la tête et il a dit enfin :

ça ne va pas. Vous n'avez pas préparé. Vous êtes un ignorant. Dégagez ! Pollák, dites-le, de quoi ce malade a besoin ?

- De brome, a répondu Pollák.

C'est faux. Szemcsák !

- D'une césarienne.

- C'est faux. Aucun de vous n'a préparé. Vous ne savez rien. Le malade a absolument besoin de calme et de repos.

Ce qui de toute façon était désormais mon lot : un repos éternel. Tel que j'étais, j'ai été transporté en salle de dissection. Près de moi gisait un autre cadavre qui me faisait des signes avec les paupières, en ricanant, et il m'a soufflé de ne le dire à personne, qu'il n'était pas un vrai cadavre, mais un étudiant en médecine qui voulait faire signer son livret, c'était la seule façon qu'il avait trouvé pour pénétrer dans l'auditorium. Il s'amusait déjà de penser à quel point le professeur serait étonné quand il voudrait disséquer son corps, mais lui, il se redresserait et brandirait son livret d'étudiant.

 

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