Frigyes
Karinthy : "Grimace" (Les
choses)
J’Étudie
l’Âme humaine[1]
Ces derniers temps je me suis
très sérieusement consacré à l’étude
de la psychopathologie et des différents dérèglements de
la vie psychique : démences, paranoïa, idées fixes.
J’ai écouté durant deux semestres Moravcsik,
Ranschburg, Sigmund Freud[2],
le diagnostic et la thérapie des névroses et des psychoses.
Très modestement, j’ai découvert en moi un sens excellent
et inhabituel pour diagnostiquer les causes des idées fixes et des
maladies asthéniques. Le cerveau humain, dis-je un jour à juste
titre à un de nos célèbres professeurs, le cerveau humain
c’est sur des malades mentaux qu’il peut être le mieux
étudié, tout comme pour bien connaître le mécanisme
d’une horloge nous profitons du moment où elle tombe en panne et
où nous sommes contraints de l’ouvrir.
Dans
l’intention d’approfondir mon talent, je demandai à un des
médecins chefs de l’asile psychiatrique de m’introduire dans
son institution car je souhaitais y étudier de plus près le
fonctionnement très amusant du cerveau déréglé des
malades, empiriquement, ad hoc, cas par cas.
La
meilleure méthode, me dis-je avec une logique qu’on ne louangera
jamais assez, est de prendre les malades un par un, sans écouter
l’avis médical, de constater le germe de leur trouble psychique comme
par inspiration ; ainsi, sans être influencé par un
résultat final et complexe déjà formulé, mon
intuition aiguisée pourra éclairer les tenants et aboutissants de
certaines profondeurs qui n’auraient jamais pu être
explorées par une méthode d’observation appliquée
selon des théories ossifiées.
Le
médecin me conduisit dans le jardin des paranoïaques, je le priai
de me permettre de parler librement avec ces malheureux morts vivants. Ils
étaient assis dans le parc formant un groupe pittoresque, l’un
immobilisé dans une position napoléonienne, un autre courait
çà et là dans une grande excitation et il braillait des
mots sans suite. Deux d’entre eux jouaient aux échecs, un
troisième ricanait violemment et secouait son poing.
Avec
un merveilleux instinct intérieur mes yeux perçants
s’arrêtèrent sur un jeune homme pâle qui portait un
blouson blanc ; il affichait un regard indifférent et
fatigué et se tenait assis de l’autre côté
près de la clôture. Je décidai de commencer par lui ma
mission d’étude. Surmontant un frisson naturel je
m’approchai de lui et je l’abordai doucement.
- Comment
allez-vous ?
Il
me regarda. Aucune trace d’excitation sur ce visage fatigué.
- Ça
peut aller - dit-il calmement.
Oui,
c’est bien un cas. Cas de démence apathique précoce,
état mélancolique. Le malade s’exprime avec calme et
intelligence. On ne le distinguerait pas d’un homme normal
jusqu’à ce qu’on en vienne à son idée fixe. On
va la faire ressortir.
- Depuis
quand êtes-vous là ?
- Depuis
quatre ans, nom d’un chien.
Oui,
oui. Le symptôme habituel. Le malade est conscient du lieu où il
se trouve et considère sa situation soit comme une erreur, soit comme
une injustice à son égard. Il est bien portant, on l’a
conduit ici de force. Krafft-Ebing[3],
page 248, quatrième ligne en partant du bas. Oh, le pauvre, oh, le
malheureux !
Il
me faut maintenant une question prudente. Pour lever le lièvre.
Cependant je fixe ses pupilles.
- Alors,
qu’est-ce qui ne va pas ?
Le
malade fit un geste de la main. Oui, ce geste fatigué, anormal, bien
connu.
- Ce
qui ne va pas ? Ce n’est pas une vie, vous savez. Ni dimanches, ni
jours fériés. Sortir du lit à cinq heures du matin. Il
faut quand même vivre !
Hum,
hum. Il pourrait enfin y venir. Il poursuit.
- Croyez-moi,
notre situation n’est pas facile. Beaucoup de responsabilité,
ça oui, et quelle satisfaction on en tire, je vous le demande ?
Ah,
ah.
- C’est
nous qu’on rend responsable de tout, mais une fois que j’ai
accepté, je vais jusqu’au bout, c’est mon devoir.
Je
jubile intérieurement. Nous y sommes. La grande responsabilité.
Cas de mégalomanie. Il se prend pour un grand homme politique. Pour
Bismarck, peut-être. Ou pour un chef de guerre sur les épaules
duquel repose le destin de la patrie.
Soyons
prudents. Approuvons tout ce qu’il dit. C’est le traitement le plus
léger.
- Avez-vous
confiance en vous-même ?
- Pourquoi
n’aurais-je pas confiance ? Dans deux mois je serai promu. Ce sera
tout de même mieux tolérable ensuite.
Oui,
c’est clair. Il se prend pour un prétendant au trône. Il
sera intronisé d’ici deux mois. C’est ça son
idée fixe. C’était un jeu d’enfant de la lui
arracher. Pauvre garçon. Arrive-t-il qu’il soit dangereux ?
- Et
de combien sera la promotion ?
- De
combien ?… Deux fois rien ! Ils croient me satisfaire avec
vingt minables billets… Des sales types… Mais un jour ils vont
comprendre !
Il
montre son poing. Tout effrayé, je sursaute en arrière, il
pourrait devenir dangereux. Je heurte le médecin qui vient
d’arriver. Dieu merci ! Je lui chuchote tout tremblant :
- Ô,
Docteur, comment a-t-il échoué ici, celui-ci ?
- Qui,
Jean ? Autrefois il était menuisier, nous l’avons
embauché parce que c’est un homme sérieux et adroit,
dommage qu’il nous réclame continuellement une augmentation.
C’est un de nos soignants les plus consciencieux.
J’ai
abandonné définitivement l’étude des maladies
mentales.