Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les choses)

 

 

afficher le texte en hongrois

écouter le texte en hongrois

Nous sommes sept, monsieur, sept

D'après Wordsworth[1], librement

Un simple receveur de tram qui peut encore cueillir des fleurs à toutes les branches, que peut-il savoir de plus que ce que dernièrement Hüvös[2] et les siens ont déclaré, en l'occurrence que pas plus de sept personnes peuvent stationner à la fois sur la plate-forme, et si le contrôleur observe que le receveur a permis à plus de sept personnes d'y monter, le receveur est frappé de quatorze couronnes d'amende et de plus il perd son rang de comte.

Tandis que donc la descente du panneau "Complet" signifiait que pas plus de trente-deux personnes pouvaient monter dans la voiture, certainement pas plus, sinon dans des cas exceptionnels, comme lorsque la voiture s'arrête, ou dans le cas encore plus exceptionnel où elle repart, désormais on peut y monter même si la voiture est déjà complètement vide, sous réserve que le receveur ne soit pas sorti sur la plateforme – et on ne fera cesser le siège de nouveaux assaillants que lorsque la plate-forme aura été vidée à craquer et le receveur sera resté tout seul sur le champ de bataille.

Les quatorze couronnes d'amende, cela a fait son effet. Les philanthropes peuvent mourir rassurés : ils ne compresseront plus jamais personnes à mort dans nos trams – les receveurs, ces chers amis, seront là pour y veiller. Ils empêcheront, et comment ! Quiconque au-delà de sept d'y monter, même au prix de leur vie. Une fois que les sept sont montés, il n'en montera pas plus, j'en suis sûr – sans considération de ceux qui auraient pu descendre entre-temps, éventuellement tous les sept, ce qui arrive souvent.

J'ai rencontré un receveur de tram – il disait avoir vingt ans. Il me regardait avec ses yeux d'enfant innocent ; dans toute sa vie il n'avait rien vu d'autre que le Boulevard József au chant des alouettes, le Boulevard Erzsébet aux fleurs des champs et la Gare de l'Ouest roucoulante ; dans le pré de son innocente simplicité il cueillait et arrachait les tickets de sections rouges, verts ou blancs et les tickets de correspondance qui correspondaient avec les nuages de l'avenue Váci. Le matin ses sept passagers sont montés sur sa plate-forme, le huitième il l'a poignardé, le neuvième il lui a tiré une balle, le dixième, il l'a poinçonné, sur le onzième il a lâché son tram enragé qui lui a coupé la gorge avec ses dents. Deux personnes sont descendues rue József, une avenue Rákóczi, trois, rue Wesselényi, et une, rue Dob. Moi je l'ai rencontré à l'arrêt de la rue Király. Je voulais monter.

- Impossible ! a-t-il dit en me regardant du haut de ses yeux innocents. – Nous sommes sept.

- Mais vous n'avez qu'un seul passager, ai-je dit, étonné en désignant la personne qui était en train de sortir de ses poches un lit de fer pliant, pour s'installer et dormir sur la plate-forme. Il s'ennuyait, le pauvre.

- C'est faux, Monsieur, nous sommes sept, a-t-il dit calmement.

- Comment est-ce possible ?

Alors il a commencé à compter avec ses doigts.

- Il y a celui-ci en train d'arranger son lit, le Muki. Un garçon très bien. Il y a Pista, le directeur de banque qui est descendu rue József pour rendre visite à son amie. Il y a les deux frères Resznicsek qui sont descendus avenue Rákóczi. Il y a la pauvre madame Bartos, descendue rue Wesselényi qui, comme je viens de l'apprendre est morte depuis et elle a même été enterrée. Et le petit Bandi, puis Monsieur le député, tous les deux sont descendus.

- Mais alors, j'ai essayé d'intervenir, s'ils sont descendus, alors ils ne sont plus sept.

Il a élevé la voix.

- Qui vous a dit ça ? Parce qu'ils sont descendus, ils n'existeraient plus ? Ils existent bel et bien. Même la pauvre madame Bartos, paix à son âme, sauf qu'elle est déjà dans l'au-delà.

- Mais… - ai-je encore essayé – ne comptent que les vivants… Je veux dire, ceux qui ne sont pas descendus.

Il a recommencé à compter sur ses doigts.

- Il y a ici le Muki, tenez, il s'est endormi. Hé, Muki, ne ronfle pas ! Il y a la pauvre madame Bartos, paix à son âme, descendue rue Wesselényi… il y a Monsieur le député qui… Bref, nous sommes sept.

Et je pouvais bien dire n'importe quoi… C’était peine perdue, rien à faire.

- Nous sommes sept, Monsieur, sept.

Et là-dessus, considérant que le tram avait redémarré voilà une demi-heure, il a pris congé de moi et a disparu en frétillant vers l'intérieur de la voiture.

Nous sommes sept, très honorée Régie, sept. Il est interdit à plus de sept de monter dans un tram. Je n'y ajouterais qu'une seule et modeste proposition, vu que moins y montent, plus sont contraints de rester à pied, plus sont exposés à être écrasés par un tramway : qu'il soit proclamé que pas plus de sept trams n'auront le droit de monter sur un seul piéton.

 

Suite du recueil

 



[1] William Woodworth (1770-1850). Poète anglais

[2] Iván Hüvös (1898-1980). Compositeur, directeur de la compagnie des tramways de Budapest.