Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les choses)

 

 

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Je rÉclame le remboursement de mes frais de scolaritÉ[1]

Après examen minutieux il s’est avéré que je me trouvais totalement à court d’argent. J’avais touché une avance pour une œuvre à venir, et j’avais touché une avance pour une avance à venir, que l’on m’avancerait en avance de l’avance d’une œuvre à venir. J’ai touché une avance pour la statue que l’on sculptera de moi lorsque mon œuvre aura immortalisé mon nom et j’ai touché une avance sur les œuvres complètes de mon enfant à naître au motif que l’enfant d’un génie comme moi sera sûrement un génie lui-même, ce qu’il tiendra de moi, mais vu qu’il n’est pas encore né, le droit de vendre son œuvre me revient pour le moment – qui a vu qu’un père ne jouisse pas de l’usufruit de ses biens sous prétexte qu’un jour son enfant devra en hériter – ho, hé, pas si vite ! Ce gosse peut encore attendre.

Toutes ces avances, je les ai dépensées. J’ai également touché mes salaires mensuels pour trois cent vingt-deux années à compter de ce jour, j’ai dépensé ma retraite ainsi que l’emplacement d’honneur que je recevrai de la postérité au cimetière de Kerepes.

J’étais assis sans un sou au café. Alors Andor Gárdos, ingénieur en mécanique s’approcha de moi.

- Dis-moi, s’il te plaît, où se trouve Pittsburgh.

- Qu’est-ce que j’en sais ?.

- Tu ne sais pas ? Alors va réclamer le remboursement de tes frais de scolarité.

Il disparut et moi, stupéfait, j’ai relevé l’idée. Hop, tiens, tiens, fichtre alors !

Une demi-heure plus tard je me trouvais à l’administration de l’université. S’il vous plaît, je souhaiterais parler avec Monsieur L., professeur de géographie. Je vous en prie, c’est par ici. J’entre, le professeur me reçoit nerveusement.

- Que puis-je pour vous ?

- S’il vous plaît, j’ignore où se trouve Pittsburgh.

- Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Sûrement pas dans ma poche. Pour qui me prenez-vous :  pour un carnet d’adresses ?

- Pardon, Monsieur le Professeur, cela ne va pas comme ça. Moi, ici j’ai appris la géographie, on m’a enseigné ici pour mon argent où se trouve Pittsburgh, or moi j’ignore où ça se trouve. On m’a donc mal enseigné. Je réclame donc qu’on me rembourse mes frais de scolarité. Pour qui me prenez-vous, vous-même ? J’en suis de ma poche.

Le professeur me regarda un instant, pétrifié. Puis il se gratta la tête. Ensuite il gratta ma tête à moi. Il prit un ton conciliant :

- Prenez votre temps, réfléchissez. Vous devez le savoir, vous l’avez seulement oublié.

Je réfléchis mais rien ne me revint. C’est tout comme si l’argent était déjà là, je jubilais.

- Je ne le sais pas.

- Allons, dites quelque chose… N’importe quoi… Peut-être… - dit le professeur, confiant.

Je réfléchis davantage, je remarquai cependant qu’il remuait doucement les lèvres et qu’il se penchait vers moi. J’intervins vigoureusement :

- Mais, Monsieur le Professeur, il ne faut pas souffler. Ce n’est pas de jeu.

Honteux, le professeur baissa les yeux. Je poursuivis avec la même vigueur :

- Bref, je ne le sais pas. Il faut me restituer mes frais de scolarité.

- Écoutez, cela ne dépend pas de moi. Mais je vous ferai repasser l’examen. C’était trop peu pour que je mesure tout ce que vous ne savez pas. Vous en savez peut-être assez. On organisera un examen en bonne et due forme et l’on déterminera tout ce que vous ignorez.

Je l’ai remercié pour l’information. Le professeur me tendit la main et me souhaita bonne chance pour l’examen dont il fixa la date trois semaines plus tard.

Depuis je me prépare assidûment à cet examen, en outre j’ai déposé une requête pour repasser le baccalauréat, et une autre à la direction de mon école primaire en vue de la restitution de mes frais de scolarité. De ce dernier lieu il m’a été répondu que je devais produire une attestation réglementaire prouvant que je ne sais pas écrire. Mes amis auxquels j’ai fait lecture de la première partie de cette chronique m’encouragent à présenter tout simplement le présent papier car, à leur avis, celui-ci sera une preuve suffisante pour constater que la condition ci-dessus est amplement remplie.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"