Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les gens)
l'homme responsable
Je l'ai rencontré la
première fois à propos d'un théâtre à
fonder : il accourait de derrière les coulisses, surexcité,
il m'a rapidement serré la main.
- Oh !…
pardonnez-moi… je n'ai qu'une minute… Je suis sincèrement
désolé…
- Mais je vous en prie, le
rassurai-je, je n'ai pas affaire à vous. Vous avez dû me confondre.
- Ah, bon, ce n'est pas moi
que vous cherchiez ? Pardon. Vous savez, on est tiraillé de
partout… Sinon, je m'appelle Untel. Croyez-moi, je n'en peux plus…
la responsabilité… Croyez-moi, ce n'est pas fait pour moi. Mais
voyez-vous, on ne peut faire confiance à personne.
Un accessoiriste quelconque passe
en courant, il le hèle :
- C'est moi que vous
cherchez ?
L'autre se retourne.
- Vous désirez ?
– dit-il sans comprendre. – J'apporte ses gants à Monsieur
Ligeti.
- À Monsieur
Ligeti ? Il se trouve au bureau. Attendez, je vais vous l'envoyer. Je vais
lui parler.
Puis il se tourne vers moi :
- Vous voyez bien qu'on ne
peut pas… Je n'ai pas le temps, c'est impossible… Alors, une autre
fois, si vous voulez bien… Au revoir, ne le prenez pas mal.
Et il s'éloigne, un vrai
cyclone.
J'ai eu plus tard l'occasion de
demander à quelqu'un qui était ce monsieur. Les gens ne le
savaient pas trop, puis il s'avéra qu'il était employé au
bureau pour tamponner des billets.
La seconde fois c'est lui qui est
venu me chercher. J'étais assis au café en société.
Il s'approche, il salue mes amis d'un air très sérieux, presque
soupçonneux, et me souffle à l'oreille :
- S'il vous
plaît… auriez-vous une minute ?… Je dois vous parler,
c'est urgent et très important.
Je me lève et, je
m’assois avec lui un peu plus loin.
- Tout d'abord : de la
discrétion – commence-t-il avec un grand sérieux. –
Ce que nous nous serons dit ici, pas un mot à personne dans les trois
jours !
- Je vous écoute.
Il regarde alentour et se penche
plus près.
- Il s'agit donc de…
mais nous sommes d'accord, vous n'en parlerez à personne ?
- Si vous ne me faites pas
confiance…
- J'ai confiance. Il s'agit
d'une très grande entreprise, sur le point de démarrer ici
à Budapest… une très grande entreprise dont je n'ai pour le
moment pas le droit de parler à cause de la responsabilité…
Je dois tâter le terrain pour savoir si je peux compter moralement sur
vous, autrement dit si je peux compter sur votre accord moral, sur votre
engagement moral pour ainsi dire, sur votre solidarité intellectuelle.
- Je vois, dis-je, de quoi
s'agit-il ?
- Je n'ai pas encore le
droit d'en parler ! Donc : pouvons-nous compter sur vous ?
- Mais, mon cher
Monsieur…
- Pouvons-nous compter sur
vous, oui ou non ? – s'écrie-t-il avec enthousiasme. –
C'est la question ! Et la discrétion ! C'est le
principal ! Et la responsabilité ! Monsieur, la
responsabilité avant tout ! Croyez-moi ! Je ne peux faire confiance
à personne, je dois tout assumer. Bref : adieu. Adieu, et n'en
parlez à personne.
Je lui ai promis de n'en parler
à personne. J'aurais eu du mal à lui promettre le
contraire : parler à qui et de quoi ?
Je l'ai revu une dernière
fois deux mois plus tard. Il se tenait debout au coin du Boulevard, sur
- Que faites-vous
là ? - lui ai-je demandé.
Il me répondit rapidement,
par-dessus son épaule, avec la courtoisie crue des gens très
importants.
- Excusez-moi, vous voyez
bien que je n'ai pas une minute à moi. Cette mise en scène va
m'achever. On est obligé de regarder dans mille directions à la
fois pour que tout se passe bien. Là-bas, cette automobile… oui,
d'accord, elle peut passer.
Avec sa canne il fait des gestes
en l'air comme un chef d'orchestre.
- Ces deux voitures vont
tourner… C'est bien… En bas un tram doit se présenter. Non
mais, qu'est-ce qui se passe ? Ici des soldats doivent faire leur
apparition… Enfin, ça y est, ils arrivent. Ils arrivent en face de
nous. Hé vous, les soldats !… bon d'accord, passez.
Hé, le policier !… bon, entendu. D'après le scénario
vous devez vous tenir là, sous la lanterne… C'est bien…
ça commence à se roder quand même… Maintenant je
voudrais une bonne en fichu blanc, en face, au quatrième étage de
l'immeuble, elle doit regarder par la fenêtre… C'est bien, c'est
pas mal du tout… Deux piétons doivent se croiser… une dame
et un apprenti chapelier… Couvrez le tout de nuages… un
éclairage d'après-midi… c'est bien !…
bravo !… à gauche, au-dessus de ces maisons, un soleil,
à deux mètres… il peut se coucher. Le soleil peut se
coucher. C'est bien.
Il se tourne vers moi, il se
mouche, il s'essuie le front.
- Oh là là, Monsieur !… c'est dur de tenir ce
rythme… mais la responsabilité… Je ne peux
déléguer à personne… sinon tout va de travers.
Deux ambulanciers
s’approchent. Il crie :
- Des ambulanciers ?
Parfait. C'est là qu'il fallait les placer.
Il s'approche d'un des deux et
lui dit d'une voix qui ordonne :
- Parfait. Maintenant vous
venez avec moi à Lipótmező[1],
préparez-vous. Nous n'avons pas trop de temps. On y va.
Et d'un geste léger il
prit congé de moi en s'excusant.