Frigyes
Karinthy : "Grimace"
(Choses surhumaines)
Son père fut peut-être Edison,
sa mère Puch, Daimler, Benz[1],
elle naquit dans un magnifique palais, dans le berceau pourpre de la Fortune,
une foule en liesse se bousculait dans la cour du palais quand sa naissance fut
annoncée.
Sa vertigineuse carrière
commença dès l'enfance : on lui prédit un avenir hors
pair – ce serait elle qui volerait, disait-on.
Elle fut entourée durant
son éducation de fastes et de lumières et de scintillements
stimulants, dans l'espérance de succès grisants. Des
poètes enivrés et enivrants, vêtus de brocards et de soie,
lui dédièrent des poèmes tissus des larmes du désir
et du chagrin car elle était belle, les initiés chuchotaient en
rhapsodies ce qu'elle savait faire et ce qu'elle deviendrait une fois apparue
dans le monde pour que cela soit une fête glorieuse pour
l'humanité.
Et elle se présenta enfin.
Et le succès dépassa toutes les espérances, toutes les
imaginations. Les mains applaudirent en une ovation délirante, les yeux
des spectateurs s'allumèrent comme autant de lampions, alignés
des deux côtés le long du trajet de son succès sans
égal.
Vinrent les hymnes. "elle
vole !" – crièrent pris d'ivresse l'armée des
poètes, et les critiques ajoutèrent en chuchotant, un peu
déconcertés : "Elle vole ! L'humanité vole
!"
Et sa carrière
commença.
Sur les plus opulentes avenues de
Paris, dans les stations thermales des princes et des millionnaires, on la
voyait glisser, elle avait des princes pour amants, l'aristocratie de l'argent,
de l'esprit et du rang la choyait, elle, l'idole des poètes.
Elle se vendait cher –
elle-même et son art auquel rien ne pouvait être comparé. Automobilia !… haletaient, pâles et
baveux, les parvenus – Automobilia !…
Il fallut quelques années pour que son nom fût associé
à celui de l'autre favori de l'aristocratie, Yacht blanc, le splendide
– et quelques années pour que brusquement elle
s'élevât au-dessus de l'autre parce que selon les poètes
extasiés, elle volait !. En ce temps-là les revues qui consacraient
une rubrique permanente aux secrets d'alcôve de notre prima donna,
laissaient même courir le bruit d'un projet de brillant mariage dans
lequel s'uniraient Yacht et Automobilia…
Jusqu'à ce qu'un jour le
creuset des sensations laissât échapper de petites nouvelles
surprenantes.
Au début les vieux habitués
ne firent que sourire : eh bien, les petits journalistes ont encore
découvert quelqu'un, disaient-ils, pour flatter la prima donna
lorsqu'elle, avec légèreté, une indifférence
supérieure dans ses paroles mais aussi avec un tremblement difficile
à dissimuler, rappela qu'on parlait de quelque nouvelle étoile.
Oui, oui, on parle de quelque chose… il s'agirait d'un très grand
talent… plus grand que… La prima donna afficha un rire
forcé. Allons ! Quel serait son nom ? Quelque chose comme
Aéroplane ou similaire.
Mais la nouvelle ne cessa
d’enfler et les différences entre l'ancienne et la nouvelle prima
donna étaient de plus en plus soulignées. Une nouvelle
étoile était née. Oh, c'est une vieille rengaine maintes
fois entendue, ironisait la prima donna, c'est ainsi que parlaient de moi aussi
les poètes. Les poètes, oui, répondit sèchement
l'imprésario, eux qui s'expriment en paroles imagées. Cette
nouvelle étoile, ce ne sont pas les poètes qui le prétendent,
elle vole vraiment, chère
Madame, dans l'air et pas sur terre, par conséquent pardonnez-moi si
cette année je ne renouvelle pas votre contrat, d'autant que j'ai
embauché Mademoiselle Aéroplane, si jeune et déjà
favorite de la jeunesse et du public.
Automobilia,
prise de vertiges, se sauva en titubant et quelques mois plus tard, se voyant
abandonnée de tous, se fit embaucher chez Entreprise de Transports Paris
et Amérique où elle était encore bien vue.
Depuis je n'ai entendu parler
d'elle qu'à intervalles irréguliers. Elle s'enfonça de
plus en plus. Elle se serait mise en ménage avec un propriétaire
de voitures de louage, puis on l'aurait vue à la caserne…
Hier soir je l'ai enfin revue.
Elle se tenait là, au coin
de la rue, elle s'appuyait contre le trottoir dans une indifférence
blasée, les lanternes creuses et éteintes… Des rides
sillonnaient ses sièges magnifiques… Elle était recouverte
d'un simple toit gris, son moteur, ce cœur jadis palpitant et enivrant,
haletait poussivement. Je l'ai interpellée timidement car je suis
poète et je me souvenais du passé exaltant et des soupirs
brûlants de mes vingt ans quand autrefois je la regardais qui filait
devant moi sur le boulevard avec son amant millionnaire… Mais il s'est
avéré que je n'avais rien à craindre. Elle a calmement
ouvert ses bras devant moi… Et lorsque j'ai balbutié en
frémissant, effrayé, que ce n'était pas possible parce que
je n'avais que deux couronnes en poche… Elle a tranquillement
acquiescé et déclaré avec l'indifférence des
mauvaises femmes que ça lui suffisait.
Je me suis donc assis moi aussi
sur ses genoux, pauvre poète languissant, pour la première fois
de ma vie. J'ai caressé à la dérobée son giron de
velours usé… Et l'auto taxi, la grande Automobilia
de jadis, s'ébranla paresseusement, cahin-caha.
[1] Steyr-Daimler-Puch : Société
basée à Steyr en Autriche. Fabricant d'automobiles à
partir de 1915.