Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les gens)
PÈre Gyula
PÈre Gyula s'installe auprès de moi :
Bien le bonjour à toi, mon petit.
Ma modeste personne : Bien le bonjour,
Père Gyula.
PÈre Gyula : Père !
Manquerait plus que ça, Père ! Je sais bien que je suis un
vieillard, je n’ai pas besoin de toi pour le savoir, mais ce n’est
pas une raison pour me le rappeler à chaque instant.
Ma modeste personne : Mais non,
Père Gyula, vous n'êtes pas du tout vieux. Vous êtes
beaucoup plus jeune, Père Gyula, que bien des jeunes gens, Père
Gyula.
PÈre Gyula : Ben, pour
sûr. Je me conserve, comme ci comme ça.
Ma modeste personne : Bien sûr.
Et, écrivez-vous toujours, Père Gyula ?
PÈre Gyula : Halte
là ! Parce que tu as l'idée évidemment qu'un vieux
croulant comme moi a peut-être du mal à tenir sa plume.
Hein ?
Ma modeste personne : Mais non,
Père Gyula, vous n'avez rien d'un vieux croulant, Père Gyula,
vous avez le teint d'une jeune fille de vingt ans, Père Gyula.
PÈre Gyula : Ben, quant au
teint et à la santé, je ne me plains pas, ça irait encore,
mieux en tout cas que les jeunes d'aujourd'hui.
Ma modeste personne : Pour sûr.
Heu, que dites-vous de ce bel automne, Père Gyula ?
PÈre Gyula : Il est beau, il
est beau… beau pour les jeunes. Mais que doit faire une vieille rosse
poussive comme moi… Je me traîne tant que ma vieille carcasse veut
bien me porter.
Ma modeste personne : Mais non, Père
Gyula, vous n'avez rien d'une vieille rosse poussive, Père Gyula. Vous
êtes un fringant jeune homme de belle prestance, Père Gyula.
PÈre Gyula : C'est ce que tu
crois, mon petit ?…
Ma modeste personne : Absolument,
Père Gyula. Que pensez-vous, Père Gyula, de ces aviateurs ?
PÈre Gyula : Je n'en crois pas
un mot, mon petit. Je sais bien ce que tu penses maintenant dans ta tête,
mon petit, tu penses : "Évidemment tu n'en crois pas un mot,
vieux paralytique, vieux crétin, toi qui es vieux comme Mathusalem."
C'est ce que tu crois dans ta tête, je le vois bien dans tes yeux,
même si tu n'avoues pas que tu le penses.
Ma modeste personne
désespérée : Père
Gyula, Père Gyula, Père Gyula, comment vous pouvez dire une chose
pareille, Père Gyula, que je penserais ça de vous, alors que vous
êtes aussi jeune qu'un poulain fougueux, Père Gyula, vos yeux
brillent comme ceux d'une jeune danseuse nubienne ; vos muscles,
Père Gyula, gambadent de force vitale ; vous devez être enchanté
de vous-même, Père Gyula.
PÈre Gyula : Hé,
hé… Et cette longue barbe blanche… ?
Ma modeste personne : Oh, vous avez
dû la teindre en blanc, Père Gyula, en réalité elle
doit être bien noire, Père Gyula… Que pensez-vous de ces
partis de l'opposition qui ont envie de se fédérer ?
PÈre Gyula : Opposition…
opposition… à quoi ça sert ? À rien, personne
n'en a besoin. Un vieil âne comme moi a besoin de café et d'une
brique chaude sur le ventre. Tu as beau prétendre, mon petit, que ma
barbe est simplement teinte en blanc, si j'étais jeune comme tu le prétends,
ma barbe ne serait pas aussi longue, même en noir.
Ma modeste personne
attristée : Je ne crois pas du tout que
c'est une vraie barbe, Père Gyula. – Au demeurant, que
pensez-vous, Père Gyula, de…
PÈre Gyula : Comment dis-tu,
mon petit, tu crois que ce n'est pas ma barbe ?
Ma modeste personne : Bien sûr. Rêveusement. Elle doit être
collée…
PÈre Gyula :
Holà !… Tu dois pas penser ça
sérieusement…
Ma modeste personne : Mais, ma foi, je
le pense très sérieusement.
PÈre Gyula : Mais je n'ai pas l'air
si jeune que ça… Je suis vieux, un vieux bouc, je ne suis qu'une
vieille carne…
Ma modeste personne : Mais, Père
Gyula…
PÈre Gyula : Tu ne
m'appellerais pas Père Gyula si je n'étais pas un vieux
birbe…
Ma modeste personne
fatiguée : C'est pour rire que je
vous appelais Père Gyula… Moi, appeler Père Gyula un jeune
homme comme vous…
PÈre Gyula
grommelle : Ouais, ouais…
Ma modeste personne : Un gamin comme
vous… Fâché. Un
jeunot… un… un petit morveux… comme toi… Je donne une chiquenaude à sa barbe.
Une gamine… Je lui tiraille
l'oreille. Un baveux comme toi… une môme… une petite
pipelette comme toi… Je lui tapote
PÈre Gyula
heureux, il s'en va, rassuré.