Frigyes
Karinthy : "Grimace" (Les
gens)
en visite chez
- C'est par ici, le
domestique remua et il ouvrit la porte. Je pénétrai directement
sous un drap de bon goût élégamment ourlé,
l’écran privé de la comédienne.
Le premier instant
je ne vis rien puisqu'il faisait clair.
- Je vous prie
d'allumer l'obscurité, remua le domestique.
Je tournai le
bouton de l'obscurité, et dans le noir j'aperçus
immédiatement la comédienne. Elle se tenait là au milieu
du drap, et regardait devant elle, immobile.
- Votre
serviteur, lui remuai-je. Mais elle ne bougea pas.
- Ah oui,
ça ne suffit pas, remua le domestique. Veuillez tourner quelque chose
devant elle et veuillez ronronner, elle finira par bouger.
Je me mis à
tourner un bouton sans m'arrêter de répéter :
"Ronronne, Ronronne, Ronronne."
La
comédienne bougea, elle afficha un sourire douloureux.
- Comment vous
sentez-vous à Budapest ?
- Le visage de
la comédienne se tordit en une grimace douloureuse, ses lèvres
frémirent en tremblant. Un texte apparut au-dessus de sa tête sur
le carton suivant :
« Je
suis fatiguée. Je dois jouer dans douze théâtres à
la fois. Au demeurant, Budapest est une belle cité. Je m'y sens comme
dans "La voie de la dépravation", mon meilleur
rôle. »
- En effet
vous y étiez merveilleuse, ronronnai-je. À la fin, quand votre
cadavre est étalé sur le sol, ronronnai-je, quel cadavre
c'était, ronronnai-je, quel magnifique cadavre mobile, Seigneur
Jésus, je n'ai jamais vu un cadavre se mouvoir de cette façon.
Que dire de plus, c'était follement écœurant.
Sur la figure de la
comédienne apparut de nouveau ce sourire douloureux de la
résignation.
« N'est-ce
pas ? », un nouveau carton apparut au-dessus de sa tête.
- Et dans
"Le péché des pères", ronronnai-je derechef,
enthousiaste, comme vous êtes merveilleuse quand vous buvez comme un trou
et que vous êtes totalement dépravée, ronronnai-je
enthousiaste, oh, Madame, le visage que vous faites, ce visage
misérable, ivre, pervers, acculé, répugnant
d'ivrognerie… Hou, comment vous le dire ! Le spectateur en a
l'estomac retourné, ronronnai-je enthousiaste.
La
comédienne me regarda avec un sourire résigné,
hébété et rêveur.
« Oui »,
projeta-t-elle.
- Et dans
"La mort de Pierrot", ronronnai-je admiratif, où vous jouez un
crapaud et vous vous traînez sur le sol, ronronnai-je admiratif, et
à la fin Psylander[1]
vous marche sur la tête et alors vous giclez partout, ronronnai-je
admiratif, et vous faites pendouiller la langue de cinquante
centimètres, oh, Madame, comment vous dire, vous étiez cafardeuse
jusqu’à l'écœurement.
La
comédienne acquiesça avec le sourire triste du renoncement.
« Oh
oui, apparut sur le drap, j'ai reçu vingt-deux mille
francs. »
- Tout au plus
devriez-vous maigrir un peu, ronronnai-je, alors vous pourriez apparaître
en personne sur le drap, personne ne s'apercevrait que vous vous
détacheriez un peu du drap ; comme si vous étiez
giclée sur ce drap, vous présenteriez tellement bien, Madame.
Comme si vous étiez étalée sur ce drap telle une tartine
beurrée, Madame.
« Oui,
projeta-t-elle avec un sourire hésitant, triste et apaisé, allez
au diable, haleta-t-elle avec le sourire doux, brisé, de la
résignation, vous n'êtes qu'un cochon grossier, sourit-elle avec le doux sourire des naufragés de la
vie, sinon je vous envoie un coup de pied aux fesses qui vous fera voler
jusqu'à l'avenue Rákóczi, soupira-t-elle avec son doux
sourire sombre et mourant. »
Je ne voulais pas
partir mais le domestique mis en mouvement par le coup de sonnette sortit
brusquement un projecteur de son étui, il projeta deux athlètes
musclés à ma gauche et à ma droite qui me saisirent et,
malgré mes protestations, m'arrachèrent du drap. La
comédienne fut déshabillée par deux femmes de chambre
projetées, elle fut projetée dans le lit ouvert, elle fut
recouverte d'une couverture projetée. La lampe fut allumée, la
comédienne s'endormit.