Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les gens)
Psychologie
- Ça
fait longtemps que vous attendez, Monsieur ?
- Oh oui, ça va faire
bientôt une heure.
- C'est épouvantable,
jusqu'à quand ils vont nous faire attendre sans aucune raison ?
Tout ça à cause des conditions, ce n’est pas très
intelligent, ce manque de respect de l'individu.
- Hum… Oui, bien
sûr.
- Vous avez de la chance,
vous avez au moins de
- Oui… Vous la
désirez ?
- Merci, non. Ce n’est
pas ma tasse de thé.
- Un peu gêné. Hum…
- Avec bienveillance. Pardon, pardon, je ne voulais pas vous offenser.
Je vous en prie, ne vous dérangez pas. Que lisez-vous ? Je devine
que ce doit être la nouvelle de Kárász.
Bon, lisez tranquillement, jeune homme.
- Gêné. Oui… Je crois en effet qu'il a
écrit dans ce numéro… Il
tourne les pages, gêné.
- Brusque, provocateur, presque menaçant. Que pensez-vous de
lui ?
- ‘Prudent. Ben… Voyez-Vous…
Sans doute, c'est un écrivain intéressant… sans doute des
observations très intéressantes…
- Il l'interrompt. Sans doute, sans doute. Bon ! Parlons d'autre
chose.
- Légèrement rougissant. Je ne sais pas… Je me
suis peut-être mal exprimé… Vous n'êtes pas de cet
avis ?
- Il le regarde de biais, avec un sourire orgueilleux. Non, jeune
homme, sûrement pas. À mon avis ce n'est qu'un imbécile,
mon vieux. Un petit imbécile. Mais tant pis.
- Très gêné. Ben…
- Poliment. Écoutez, mon cher, ce n'est pas grave. Un niveau
comme celui de Kárász peut très
bien convenir à certains milieux. Très très
bien. C'est même le secret de son succès. C'est pour ça que
je dis : continuez la lecture et parlons d'autre chose.
- Il rougit de nouveau. Je vous en prie, ne parlons pas d'autre
chose… J'ai comme l'impression que vous avez le sentiment que ce
niveau…
- Il l'interrompt. Laissons cela. Vous qui êtes assis
ici… Vous montez de la province, n'est-ce pas ?
- J'ai en effet passé
une longue période en province… mais il y a longtemps.
- Il le jauge. Oui, en province… dans les régions transdanubiennes sans doute… Il suffit de vous
regarder, jeune homme… Bon, ce n'est pas grave. Il lui tape l'épaule. Continuez tranquillement à lire
votre Kárász avec vos petits yeux
blonds.
- Il rougit constamment. S'il vous
plaît… puisque nous en sommes là… Je présume
qu'à votre avis Kárász n'est pas
digne de ceux qui dans la littérature cherchent des valeurs plus
élevées…
- En imitant sa voix. "Des valeurs
plus élevées"… Vous êtes un jeune homme
charmant.
- Totalement gêné.
Mais… quand même… d'après vous… Qui serait pour
vous un bon écrivain ?
- Il le toise avec orgueil. Quelqu'un qui,
ici en Hongrie, a des prétentions intellectuelles ne peut lire qu'un
seul écrivain, un unique écrivain, qui pour ainsi dire
déclenche nos potentialités psychiques à nous qui aspirons
à des exigences plus élevées et plus différenciées,
et cet écrivain est Alajos Buboly.
Pause
- C'est pour ça que
je dis : parlons d'autre chose.
- Non, je vous en prie, ne
changeons pas de sujet… Si je comprends bien, vous me prenez pour
quelqu'un d'inapte à parler sérieusement d'un sujet
littéraire… Excusez-moi, mais sur quoi fondez-vous cette
opinion ?…
- Contraint. Écoutez, mon ami… ne m'en veuillez
pas… mais je sais un peu comment sont les gens… J'ai quelques
connaissances en psychologie… je n'y peux rien… C’est comme
ça. Et le regard que vous levez sur moi… ha, ha, ha…
Pardonnez-moi mais vous avez des yeux si doux… Votre père n'est-il
pas exploitant ? Je veux dire exploitant agricole… C’est une
honorable occupation, bien sûr…
- Bref…
je ne serais pas capable de vous comprendre ; si vous développiez
pourquoi d'après vous Alajos Buboly est un grand écriv…
- Il l'interrompt. ça
ne doit pas vous attrister. Tout le monde ne peut pas être
spécialiste en tout. Douloureusement.
Écoutez, laissez-la à nous cette unique chose,
- Tout à fait consterné.
Mais je vous prie…
- Il l'interrompt, il sursaute. Ne
demandez rien du tout… Que voulez-vous demander ?
Laissez-le !… Adieu !… Soyez heureux… Il le salue de deux doigts. Je m'appelle
Couillon.
- Il attrape et serre les deux doigts. Enchanté… de
pouvoir me présenter… Je m'appelle Alajos
Buboly.