Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les gens)
L'homme sans PrÉtention
Un jour, l'homme sans
prétention était simplement assis là. Au prix de mois
d'efforts je n'arrive pas à me rappeler qui me l'a
présenté. Mais son nom importe peu, c'est lui-même qui
l'affirme.
Qui suis-je ? - dit-il avec
un geste dédaigneux. – Un parmi d'autres. Un parmi des milliers.
Pourquoi voulez-vous savoir qui je suis et ce que je suis ? Vous qui, dans
votre vie lumineuse et brillante, rencontrez tant et tant d'hommes gris qui
défilent et disparaissent… Qui gardez-vous en
mémoire ? Et que représente pour vous de me voir maintenant
assis en face de vous et de me parler ? Rien. Pour moi, pour moi c'est
important, une minute marquante de ma vie d'avoir eu le grand Kovácsik à ma table… Mais pour
vous !
Moi, le grand Kovácsik,
je me sens un peu gêné.
- Mais Monsieur, comment
pouvez-vous imaginer… J'affirme sincèrement que vous vous trompez.
Au contraire, je suis très heureux, croyez-moi.
Il rit à gorge
déployée et me regarde, enchanté.
- Cette ironie ! Tout
à fait digne du grand Kovácsik !
Votre façon de le dire !… Quand vous avez dit ce
« croyez-moi » !… Je reconnais bien Kovácsik !… Je sais que je ne suis pas
important pour Monsieur Kovácsik… Je ne
vais pas tarder à partir, allez !
Je prends peur et je tente de le
retenir.
- Je vous en prie, quelle
idée ? Je vous prie de rester. Je suis très heureux.
- Bien sûr, cette
supériorité orgueilleuse. Je sais fort bien ce que vous
êtes en train de penser au fond de vous-même. Vous pensez au fond
de vous-même : « Que me veut cet anonyme gris, cet homme
de série, à ma table, pourquoi s'est-il assis près de moi,
pourquoi me dérange-t-il alors que nous n'avons rien en commun et
probablement il n'est qu'un de ces types importuns, curieux et collants qui
veulent se frotter à moi pour se dorer à la lumière de ma
réputation rayonnante, ce moins que rien… »
Je lui coupe la parole,
franchement de plus en plus inquiet.
- Mais je vous en prie,
comment penser des choses pareilles ? Vous me gênez.
- Vous gêner,
moi ? Moi je gêne Kovácsik ?
Ha, ha, c'est du vrai Kovácsik ! Troubler
un Kovácsik, moi ? Si les gens
entendaient ça ! Et si les gens savaient que je suis en train de
causer avec Kovácsik ! Aurais-je jamais
imaginé ça ? Vous pensez maintenant : « Ah
si je pouvais monter enfin dans mon auto et en finir avec ces ennuyeuses
personnes qui me collent au train. »
- Mais je vous jure…
- Bon, d'accord, je sais
qu'un Kovácsik ne me dirait jamais cela en
face. Un Kovácsik ne fait que le penser. Mais
je vois Madame votre épouse qui s'approche… Je m'en vais, je ne
veux pas que vous ayez à avoir honte pour moi…
Il se lève et veut partir.
Je rougis jusqu'aux oreilles, nous ne pouvons pas nous séparer ainsi.
- Mais, mon cher Monsieur,
restez, rien que pour vous convaincre que vous vous trompez…
Il s'arrête et il affiche
un sourire amer.
- Vous osez prétendre
que vous n'avez pas honte de moi devant votre épouse ?
- Pas le moins du
monde ! Au contraire…
Il se rassoit. Il dit :
- Je parie que vous avez
honte… Que direz-vous si votre épouse demande : Qui est ce
monsieur avec toi, Kovácsik ? Ce
type ?
- Voyons…
voyons… Personne ne vous traite de type… Vous pourriez aussi bien
être mon ami comme… heu…
Il rit fort, d'un rire amer.
- Pourquoi riez-vous ?
- demandé-je.
- Pour rien. Juste une
idée. Je me suis dit qu'on pourrait parier que vous n'oserez pas me
tutoyer comme… par exemple…
Je rougis encore.
- Pourquoi n'oserais-je
pas ?… Au contraire… Alors, salut !…
Il est ébahi, il sursaute.
- Comment ? Puis-je en
croire mes oreilles ? Un Kovácsik !
Avec moi ! Un Kovácsik qui me
tutoie !… Non, c'est impossible… Vous avez précipité
la chose… Je n'en abuserai pas…
- Mais non, mon cher ami,
détrompe-toi, s'il te plaît, reste… Tiens, je vais te
présenter à ma femme… Ma chère Irén,
voici mon ami… heu… Brehemheuheugueugueu…
- Oh, Madame, je suis si
heureux. Nous avons juste bavardé avec Lojzi.
C'est un gars bien, hein, notre Lojzi ?…
Vous pouvez en être fière, Madame, de votre gars ! Un gars
plutôt laid, hein, mais pas bête, n'est-ce pas, Lojzi ?
J'ai vraiment un faible pour ce petit Lojzi, pour ce Kovácsik ; l'autre jour on en disait du mal en
société, on disait qu'il était stupide et sans talent,
voyez-vous, Madame, mais moi je les ai fait taire, je leur ai dit que tous
ensemble ils n'avaient pas autant de cervelle que ce petit gars mal
fagoté à tête de hibou, mon petit Lojzi…
il faut dire ce qui est… Toi ! Toi ! Quelle canaille tu es, Lojzi !… N'est-ce pas, petite
Madame ?…