Frigyes Karinthy : "Grimace" (Les gens)

 

 

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Cure d'amaigrissement[1]

J'entraînai ma chérie vers les hauts lieux de l'art, je lui montrai un chef-d'œuvre de Rubens, disant, oh, regarde l'Idéal scintillant à travers le brouillard des temps passés, il immortalise l'ivresse éphémère d'un instant, oh, regarde cette femme étreinte pas son amant pendant que ses yeux exaltent la magnificence de la vie, oh, sens-tu le frémissement éternel de l'Art. Ma chérie répondit, émue : Oui, cette femme est très bien rendue, n'est-ce pas, les femmes ne portaient pas de gaine en ce temps-là ? Tu vois, on ne doit pas manger trop de pâtes, il vaut mieux s'en tenir aux légumes parce que les pâtes font grossir. Je ne mangerai plus de pâtes.

Nous nous brûlâmes avec ma chérie au feu du génie de Shakespeare au temple de Thalia et, médusés devant la profondeur des symboles menaçants derrière les mots, nous admirâmes la frétillante sensibilité de la Duse par laquelle elle a élevé le tragique de Macbeth à des hauteurs éthérées, et quand la prêtresse de la représentation avança doucement de la douce pénombre de l'arrière-scène, portant sur ses lèvres encore frémissantes le verbe merveilleux, au point qu'elle paraissait presque surhumaine, comme si, avec son corps spirituel immatériel elle ne marchait pas sur la terre, mais sur un nuage – ma chérie, tout aussi hypnotisée que moi par cette vision, parla enfin de sa voix tremblante : Tu vois, j'ai entendu dire à propos de cette Duse qu'elle ne mange que de l'oseille avec des noisettes, sans sauce, c'est pour ça qu'elle est fine de taille, mais ses jambes sont fortes, je vais quand même commander cette conserve d'oignons, pour quatre mois. Je ne mangerai pas de viande.

Je me rendis au zoo avec ma chérie, je lui expliquai la merveilleuse faune de l'univers, je lui fis remarquer la magnificence de notre globe avec ses mille beautés à l'ombre des profondes forêts déployant leurs luxuriantes splendeurs, les armées de fauves ; j'évoquai la merveille par laquelle une flamboyante imbrication de la culture et de la raison de l'Homme a fait parcourir ce chemin sur la terre depuis les bêtes féroces jusqu'à Goethe – et ma chérie réfléchit longuement et profondément, puis me dit : Oui, et dis-moi s'il te plaît comment ça se fait que ces singes par exemple ont pu garder leur sveltesse, je suppose qu'ils ne mangent pas de pain avec leur pot-au-feu, c'est comme Madame Cranach qui a réussi à perdre cinq kilos la semaine dernière grâce à une cure d'acide citrique, le ventre qu'elle avait, elle l'a complètement perdu. Je ne mangerai plus de pain non plus, ni de légumes, pendant quatre semaines.

J'étais assis avec ma chérie sous les ruines, dans l'herbe et nous rêvions. Un rossignol trillait au-dessus de nos têtes, des grillons grésillaient dans l'herbe, et pendant que des ombres argentées chuintaient dans le ciel étoilé, la barque pudique de la jeune lune apparut au-dessus de nos têtes, le paysage s'emplit d'amour et de charmes et moi je dis, les yeux embués : Regarde cette cloche étoilée par-dessus nos têtes, chacune des étoiles est un univers en soi, et dans chaque univers on aime, on sanglote et on souffre, et dans chacun existe aussi le bonheur, oh, regarde les étoiles et l'or rétrécissant de la lune – et ma chérie me comprit enfin et, blottissant sa tête contre ma poitrine, un profond soupir jaillit de son cœur, et elle me demanda en chuchotant : Oh, dis, quelle cure utilise la lune maigrissant pour s'amincir à ce point ; je ne mangerai plus de petits pois non plus pendant trois semaines.

Ma chérie est venue, éplorée, sur ma tombe pour m'évoquer des profondeurs, et je lui apparus sous la forme de mon squelette, drapé de blanc, et je dis : Oh, femme, si tu arrivais à me comprendre, tu descendrais avec moi sous la terre pour nous unir dans l'au-delà – et ma chérie me dit sous le feu de l’extase : Dis-moi, s'il te plaît, comment tu as fait pour maigrir à ce point ? Et je répondis : C'est la mort – et elle dit, enthousiaste : Je te rejoins ! Je te rejoins ! La mort est sans contredit la meilleure cure d'amaigrissement – et elle me rejoignit.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"