Frigyes Karinthy :   "Les assassins"

 

 

afficher le texte en hongrois

écouter le texte en hongrois

l’ennemi

Suis-je compris ? – dit l’aspirant, bref et ironique comme le commandant le lui a appris, il laisse même peser son regard en guettant s’il osait répondre, puis il tourne les talons.

Évidemment Fédor a compris. C’est fichu cette fois la permission de deux jours, il est vrai, non sans la promesse que la semaine suivante on le proposerait pour trois semaines. Il n’ignore pas qu’évoquer ou souligner qu’il a un plus grand besoin de ces deux jours maintenant que de trois semaines ou de huit mois ou de l’éternité la semaine prochaine aurait été aussi ridicule, absurde et futile, que de préciser par exemple où il aimerait vivre, où il trouve le ciel plus bleu et la nuit plus mystérieuse ; il aurait pu à la rigueur parler de son mal de cœur, pas au sens figuré bien sûr, pas au sens des poètes, mais en déclarant : mon lieutenant, j’ai fait un infarctus ce matin. Alors on l’aurait peut-être envoyé à l’infirmerie dans la tranchée du fond pour le porter pâle, on l’y aurait envoyé l’après-midi, il y serait resté la nuit, il se serait présenté le matin, la visite est à midi, il y serait resté l’après-midi, le surlendemain il aurait reçu un papier comme quoi tout allait bien… Cela aurait pris deux nouvelles journées, or lui, c’est immédiatement qu’il aurait besoin de cette permission, cet après-midi. Aujourd’hui elle est encore sûrement en bas dans le village occupé, mais demain tout sera normalisé, une garde sera installée, les câbles de téléphone seront tirés, tout le monde sera renvoyé ou ne le sera pas, mais… Non, à cette dernière idée il est interdit même de penser, au risque de tomber dans les pommes. Il doit y aller tout de suite, sans tarder, râle-t-il dans sa tête, les lèvres tremblantes, et quand, au même instant, une grenade tombe quelque part, brutale, impitoyable, c’est comme si quelqu’un d’impatient et d’impératif frappait le sol de son poing : vas-y tout de suite ou je te tue ! Je n’ai attendu que trop longtemps, j’ai toléré durant trois ans que tu vives au milieu de sales cadavres stupides, mais maintenant je n’attends pas deux minutes de plus, si tu n’y vas pas tout de suite je te tue.

- On risque d’être tué… - dit-il en hésitant et quand Pohr qui est couché sur le ventre à deux pas de lui ne répond rien à cette déclaration étonnante, il ajoute comme pour s’expliquer : avant que je n’obtienne les trois semaines promises.

Alors la douleur et la tendresse lui serrent la gorge avec une force si poignante qu’il se sent libéré de toute responsabilité par cette douleur. Il se redresse et regarde prudemment autour de lui. Sur la paroi opposée de la tranchée ils sont en train de courir, curieux et apeurés, à côté des créneaux, une brusque canonnade obstinée et nourrie vient d’éclater tout près.

- C’est quoi, bon Dieu ? – balbutie-t-il, sidéré. – On ne va quand même pas attaquer ?

Un instant, le mécanisme bien rodé lui traverse l’esprit : tout de suite ou dans une heure, sauter, s’aplatir, puis l’assaut…

Alors il se décide. Il fait déjà assez sombre et il est sûr que tout se passera bien.

- Je descends aux latrines, murmure-t-il comme accessoirement, avec indifférence, à lui-même, mais en veillant que son compagnon l’entende.

Il longe la tranchée de liaison à pas lourds, sans se faire remarquer. Arrivé aux latrines il a un geste de recul. Puis il se bouche le nez et en deux sauts il les traverse. Il sent bien qu’une saleté dense, répugnante, écœurante, éclabousse sa cape, mais il ne se retourne pas, constatant que personne ne se trouve à proximité, le moment est favorable… Il grimpe la paroi creusée presque verticalement, il glisse, il grince des dents. Il réussit… il est dehors, dans un champ.

En effet la nuit est presque tombée. À quelques pas de là une petite forêt qu’ils ont traversée, à gauche il décèle une petite lumière clignotante… Le village. Le champ tout entier, il le voit bien même dans le noir, est ravagé, parsemé de trous. Les arbres de la forêt craquent. Il grimace, fait un geste désabusé et se baisse pour courir, et quand il atteint les arbres s’arrête hors d’haleine.

Au même instant retentit un bruyant, envahissant, bruit de crécelle depuis le remblai qu’ils ont occupé la veille. Un sentiment excitant et nerveux de victoire l’envahit, de s’être décidé au meilleur, au dernier moment, ça le ferait presque rigoler…

- Mitrailleuse – murmure-t-il, accompagné d’un bref hochement de tête intelligent. – Alors tout de même… Nous avons déjà lancé l’attaque, dans une heure ils seront tous sortis des tranchées. Discipline crispée, froide et cruelle, crochets enchaînés, étrange mécanisme retors, ils se mettent à tourner et vrombir et cliqueter… pauvres petits boulons et courroies et roues dentées apeurés et ignorants qui n’ont jamais vu le Grand Essieu, ils savent seulement qu’il s’emballe parfois, loin, dans l’antre de la machine, et alors ils tournent aussi… Exactement au même rythme.

Comme il connaît bien tout cela, les réveils dans les matins froids, les viandes en conserve dures et coriaces, les galons des gradés sur l’écusson grossier, les longs poteaux télégraphiques, l’huile rance sur la culasse de l’arme, la réalité ! Et une nouvelle fois lui revient à l’esprit cet étonnement douloureux quand, il y a trois ans, il a entendu le crépitement des mitrailleuses pour la première fois… La guerre, les batailles, le râle des mourants, le martèlement, tout cela vit en lui à l’image d’un rêve flou mais romantique, les éclairs zigzagants, minuit, le hennissement des chevaux… La peur suffocante et l’enthousiasme enivrant, la palpitation du cœur, l’ivresse… Mais ce matin-là il ne s’agissait pas de cela… Car c’était bien le matin, un matin frais, malodorant, il marchait, abruti de fatigue, sans la moindre pensée… Et alors, tout à coup avait retenti un insupportable et monotone coassement, et quelqu’un avait dit : des mitrailleuses. Il n’avait pu croire et comprendre que difficilement ce dont il s’agissait : quelque part on était en train de tuer des hommes, ça pourrait aussi être leur tour… Le crépitement s’intensifiait. Le bruit en lui-même n’avait rien de menaçant ou d’extraterrestre : c’était un bruit tout ce qu’il y a de sobre, d’irritant, d’offensant et brut, comme une usine qui se mettrait à vrombir le matin dans une fabrique grise et glaciale, tac, tac, tac, peut-être qu’on était en train de hacher de la viande à salami ou on cisaillait de la tôle ou on découpait et recousait des morceaux de cuir, en pièces qui se ressemblent toutes, les machines s’ennuyaient peut-être et s’énervaient… Et alors il comprit que c’est ainsi et qu’il est complètement égal de découper du salami ou de la tôle ou du cuir ou de l’homme… Lui seul avait cru qu’il y avait une différence ; il l’avait cru à la maison, au milieu des maisons et des rues où tout le monde s’habillait différemment, à son goût, où les femmes souriaient et les hommes parlaient d’eux-mêmes comme s’ils avaient chacun de l’importance, la même valeur que tous les autres… où il y avait des vitrines de magasins et dans les vitrines des livres, et dans les livres il s’agissait de gens, de leurs douleurs, leurs joies, leurs souffrances… Des joies et des douleurs et des amours de chaque homme et femme séparément…

Oh, les livres ! Pendant les longues attentes forcées, sous les crachins, à plat ventre sur le sol d’abris glacials, dans un rêve hébété et cuisant, Fédor avalait ce monde merveilleux enfermé dans des rangs de lettres alignées qui au-delà, loin, loin, clignotaient et brillaient dans leur magnificence, dans une atmosphère tiède, rose, douce et insaisissable… Des romans, des nouvelles et des pièces de théâtre fusionnaient en bible unique et gigantesque, les Mille et une nuits, le Kalevala, contant le royaume des rêves… pas ce monde, le monde réel, la réalité de la grande fabrique hacheuse d’homme, à laquelle il était né trois ans plus tôt, il avait été extrait d’un songe enfiévré qu’il avait cru être la réalité, la réalité dont parlaient les livres : des hommes, des femmes, des amours, le théâtre… Des idylles chagrines ou allègres et des tragédies bouleversantes. Il était particulièrement intrigué par les drames de la jalousie et de l’amour : les yeux exorbités et les cheveux dressés, il guettait la torture de l’amoureux offensé se vautrant dans sa peine, il comptait les mots et les métaphores dépeignant sa souffrance jusqu’à finir par étrangler la chère infidèle mais infiniment douce… À moins qu’il ne tuât l’infâme séducteur car seul l’un d’entre eux pouvait survivre, il le tuait car l’autre avait osé toucher celle qui lui est plus que la vie ou la mort !… Une fois c’est sous une cruelle canonnade que Fédor avait lu quelque chose comme ça, il était question dans le livre de vie et de mort, mais de la vie et de la mort d’un homme dont il avait fait la connaissance dans le livre, qu’il connaissait désormais mieux que quiconque de son entourage – il s’agissait d’un homme, de lui. Et lorsque le héros avait exhalé son dernier râle, Fédor, tremblant et inerte, avait laissé tomber le livre et, tel un somnambule, avait fixé son camarade qui depuis de longues minutes lui expliquait avec véhémence que deux cent d’entre eux étaient déjà tombés, mais la position était enfin assurée car le soixante-dix-neuf venait d’arriver.

Et voici Fédor qui cette fois s’approche de ce pays de rêve, de la terre promise qui étincelle tout près, à quelques kilomètres. Il s’en approche, seul dans la forêt, élu, solitaire, comme l’explorateur polaire qui a eu suffisamment de courage pour s’arracher d’entre ses compagnons lâches et misérables et pour marcher vers la contrée lointaine dont parlent les merveilleuses et vieilles légendes… C’est l’amour qui attend Fédor au village, ce merveilleux pouvoir supérieur qui ne s’exerce pas avec des corps d’armée, ni des divisions, ni des brigades, qui ne connaît ni configuration de terrain, ni étapes, ni lignes de départ, qui ne connaît qu’un seul homme entre des millions… Un seul homme qui est plus et plus important que tous les autres réunis. Si tu as le courage nécessaire, tu peux être cet homme-là. Hier soir il a passé une heure avec Anna, les yeux et les mains d’Anna lui ont exprimé que c’était lui. Comment avait fait Anna pour se trouver là, si elle était tombée des nuées ou poussée de la terre, il n’avait pas eu le temps de l’apprendre. Il se souvenait simplement qu’elle avait vaguement dit qu’elle était de passage, à la recherche d’un mari ou d’un frère au front et qu’elle était restée là, coincée dans la maison retirée, tremblante et impuissante, lorsque les nôtres avaient mis le village sous le feu.

Courir…

Dans le noir des formes étranges apparaissent, une colline, une clôture… Partout un silence fantomatique. Et cette route… Voici des maisons. Des fenêtres creuses, noires tendent vers lui leur bouche béante. Celle-ci… par ici… Oh oui, c’est ici… Lumière, lumière… oh, beauté divine, rêve et merveille… de la lumière derrière les volets…

D’un saut il enjambe la palissade. Il trébuche, il se relève. Sa respiration est si vive, son cœur bat si fort, qu’il hésite à frapper le carreau, pour ne pas l’effrayer… Il appuie son épaule contre la porte et l’ouvre.

Il n’y a personne dans la première pièce, mais sur la porte de la seconde pièce se dessine de bas en haut une mince bande de lumière. Il s’approche de cette porte en tâtonnant, il renverse une chaise. Alors il entend un petit cri, la porte s’ouvre et la femme apparaît, une bougie à la main. Elle dresse la bougie devant elle, claque vite la porte derrière elle et s’agenouille devant lui.

- Anna… n’aie pas peur… C’est moi… - chuchote-t-il, la voix éraillée, et il s’approche pour lui prendre la main. Mais quand il y arrive et monte son regard jusqu’au visage de la femme, il recule, la bouche ouverte, effrayé de ce qu’il voit.

- Qu’y a-t-il… Que s’est-il passé ? – balbutie-t-il sans oser le croire.

Puis, c’est comme si son cœur se déplaçait dans sa tête. C’est un sentiment merveilleusement grandiose et puissant, cette colère et cette douleur, dont il a tant rêvé en frissonnant envieusement, parmi ses livres…

- Il y a quelqu’un à l’intérieur ? – hurle-t-il sur un ton inconnu et étrange qui ressuscite en lui la vie furieuse et violente. Ensuite, quelques jours plus tard, il se demandera avec étonnement pourquoi il croyait à ce moment-là en toute certitude que l’aspirant devait se trouver à l’intérieur alors qu’il était totalement invraisemblable qu’il ait abandonné la bataille, qu’il ait fui ici, chez cette femme… Mais il est sûr à ce moment-là, il le croit et il sait que l’aspirant se trouve à l’intérieur, et ce qu’il a décidé, cela concerne l’aspirant. L’aspirant, qui a refusé sa permission et qui est venu ici pour lui voler le seul être, l’être supérieur, dont l’espoir a maintenu la vie en lui depuis l’éternité de trois années.

Il sort sa baïonnette de sa ceinture et, s’enivrant de sa colère écervelée, il repousse la femme. À cet instant il comprend dans une liesse immense pourquoi il fallait qu’il apprenne à tuer.

L’homme est assis sur le lit et quand il enfonce la porte il se met difficilement debout. La baïonnette étincelle déjà dans l’air quand, à travers la vapeur sanglante qui tourbillonne devant ses yeux, il aperçoit l’uniforme. L’arme lui tombe des mains avec fracas.

C‘est un soldat ennemi.

Alors il ne sait pas tout de suite pourquoi il l’épargne. Dix minutes plus tard seulement, en courant vers la tranchée, il réalise, hébété, qu’il aurait très bien pu le tuer, c’eut été très bien vu, cela aurait justifié son retour au village sous prétexte qu’il était au courant, qu’il avait découvert qu’un soldat ennemi, peut-être un espion, se cachait au village…

Mais maintenant, pendant les deux minutes qu’il lui faut pour faire demi-tour, sortir sans mot dire, traverser la première pièce, s’engager dans la rue en fermant la porte derrière lui, la seule idée qui tourbillonne dans son cœur fatigué, incertain, lourd de chagrin, c’est qu’il n’a rien à faire avec ce soldat gris et fatigué, il n’allait pas le tuer puisqu’il devrait de toute façon le tuer le lendemain ou le surlendemain quand ils tournoieraient ensemble dans la grande machine grise – alors que dedans, dans la chambre, il cherchait son ennemi à lui, celui qui l’avait insulté et qu’il ne trouvait nulle part.


 

Suite du recueil