Frigyes Karinthy : "Les assassins"
écouter le texte en hongrois (vidéo)
Moi et bibi[1]
Moi, je ne me connais
pas : le mot Moi éveille une obscure,
mystérieuse et tragique nébulosité, avec des feux
scintillants de douleurs sourdes ou de joies victorieuses. Le Moi des autres
personnes m’apparaît devant ou derrière, clairement, avec
des contours précis, agrandi ou rapetissé à travers la
lentille de mon Moi, mais cette lentille est invisible, elle est en verre,
elle-même elle disparaît alors qu’elle rend les autres
visibles.
Je
me suis souvent cherché et je me suis souvent combattu moi-même
à travers l’obscurité, mais seules des passions indicibles,
angoissées, des douleurs aiguës, des plaisirs inquiets me
répondaient quand je m’interrogeais.
Je
ne connais pas moi-même. Pourtant je connais quelqu’un qui habite
en moi, avec qui je n’ai jamais eu commerce mais qui intervient souvent,
le verbe haut et arrogant, sans s’inquiéter de ma réponse
qui ne vient jamais, de la honte et de la gêne qu’il me cause comme
à un parent bien comme il faut qui présente en
société son gosse mal élevé.
Maintenant
que j’en parle je découvre avec étonnement que je ne lui ai
même pas donné un nom tellement je lui en veux, tellement je me
suis toujours efforcé de me faire croire qu’il n’existe pas.
Pourtant
il existe. Comment l’appeler ? Je ne peux pas l’appeler
"Moi" puisqu’il n’est pas moi, lui, il est tout petit.
C’est bibi, mais je n’aimerais pas qu’on l’identifie
à moi-même.
Bibi
est un petit bonhomme, grand comme mon pouce. Mais ce n’est pas pour
autant un petit enfant, c’est un homme minuscule, la figure rasée,
leste et agile, il affiche un sourire malicieux, satisfait et suffisant, des
yeux impertinents. Il porte culottes et bas de soie comme un petit marquis, il
est allègre, ironique, outrecuidant, cynique, incrédule. Il a des
gestes ronds et ironiquement exagérés, il est humble avec
hauteur, courtois, quelquefois effrontément éhonté. Il ne
connaît ni instant solennel ni émotion ni recueillement, il
n’aime pas le silence, il brise les intermèdes pénibles par
son ricanement. Je ne sais pas où il niche, quelquefois il se loge dans
ma tête, s’assoit sur ma cervelle et fait balancer ses petites
jambes, il sifflote. Quelquefois il se dissimule dans mes mains, il me tiraille
les doigts : je me trouve assis avec quelqu’un, avec un brave et
honorable gentleman et nous conversons sérieusement, dans les
règles de l’art, mais il est là dans mes doigts et il les
tiraille, il veut que j’attrape l’oreille de ce monsieur, de
façon inattendue, ou que je lui donne une chiquenaude sur le nez.
Bibi
est toujours en éveil, mais généralement il ne se met
à parler que lorsque cela m’est le plus désagréable,
le plus déplaisant, lorsque j’aurais besoin de silence,
d’attention, de recueillement.
Bibi
ne parle qu’à moi, il ne s’adresse jamais aux autres.
Apparemment, c’est sur moi qu’il a jeté son dévolu,
et il a décidé de donner un unique programme à sa petite
vie de gaieté et de futilité : m’énerver, me
gêner, moi. Il est arrivé déjà un certain nombre de
fois des moments où mon cœur a fondu et s’est abattu,
j’ai été envahi d’une chaude affection et d’un
douloureux désir de dire tout de moi à un ami, à une
maîtresse, de faire don de moi-même sans réserve, pour
qu’on m’aime, pour qu’on me plaigne – tu vois,
c’est comme cela que je suis. Dans ces moments-là je fouillais en
moi, ému, humble, pur. Je fouillais en moi et je tombais aussi sur Bibi,
je commençais à le tirailler, à le harceler : vas-y,
parle enfin, fais-toi connaître, incline-toi, puisque toi aussi tu fais
partie de moi. Mais alors, têtu, il se taisait, affichait son sourire
effronté ; et s’il voulait bien parler il parlait à
moi seul, pas à l’autre : cesse, arrête, disait-il,
insolent, supérieur, ne vois-tu pas comme tu es comique ? Tu
essayes seulement de les rouler, ne le vois-tu pas ? Mais moi, tu ne peux
pas me rouler, papa, n’as-tu pas honte, vouloir me rouler, moi ?
Mais je te connais - qu’est-ce que c’est que ce
sentimentalisme, quelle ânerie, mais continue donc, si ça te
chante.
Je
dois me taire parce que je n’ai aucune arme face à lui. Moi,
j’aime les mots élégants, doux, expressifs, les tournures
artistiques, j’aime les paroles tragiques, les verbes au sens profond car
je crois que ce sont eux tous qui expriment la vie. Son lexique à lui
n’est que bassesse, cynisme, impudeur, vulgarité, il collectionne avec
un plaisir pervers les jurons de corps de garde, les épithètes
concises, hautaines et savoureuses, il ramasse et utilise sans hésiter
le vocabulaire des vagabonds, des mauvais garçons, des brutes, des
paysans, des soldats, leur argot ; la plèbe triviale et
mécréante des banlieues, le jeune crieur de journaux
dépravé, l’usurier sans foi, la boniche
débauchée, le colporteur des cafés sont ses amis.
C’est chez tous ceux-là qu’il a pillé son
vocabulaire, Bibi, c’est avec ces mots qu’il m’horrifie,
qu’il me désespère, qu’il me fait rougir, en
général dans les moments où je suis en train de chercher
en moi le pur cristal des termes les plus beaux, les plus élevés,
les plus vibrants.
Il
a saccagé mes instants intenses quand j’approchais le sens de la
vie : la douleur. Mais je dois concéder que c’est justement
comme cela qu’il a souvent sauvé l’essence même de ma
vie, ma subsistance païenne, animale. Adolescent, j’ai écrit
un journal sur moi et à moi que personne d’autre que moi ne devait
lire. Mais au moment où j’allais y noter ma vérité
suprême, c’est lui qui intervenait : tiens, petit père,
disait-il, n’écris surtout pas ça, qu’en dira la
personne à laquelle tu voudras le donner à lire ? Elle
risquerait de perdre ses illusions à ton égard et ne plus croire
que tu es celui que tu voudrais paraître. Mais c’est justement cela
que je veux, insistais-je, désespéré. Bien, bien, petit
vieux, disait-il et moi j’obéissais afin de ne pas être
contraint de polémiquer avec lui.
C’est
lui qui a massacré mes poèmes, il intervenait entre deux rimes,
vulgaire et sardonique. Chagrin, c’est bon, une bonne rime, disait-il.
Évidemment ce n’est pas ce que tu voulais écrire,
n’est-ce pas, mais ce n’est pas ça qui compte.
L’important c’est que ça agisse directement, comme si
ça jaillissait du fin fond de ton âme. Or ça ne peut
certainement pas jaillir du fin fond de ton âme, vu que je suis assis
dessus : j’y fume une cigarette et je me balance les jambes. Et toc.
C’est
lui qui se place au travers de ma gorge quand j’exprime mes
condoléances à quelqu’un qui a perdu un proche. Il
n’hésite pas à ces occasions à me raconter des
blagues. Regarde son nez, me dit-il, on dirait un cornichon. Une guêpe
pourrait si bien se promener dessus. Mais alors il se trouverait contraint
d’y porter la main, de quoi ça aurait l’air ?
J’ignore
si les comédiens connaissent leur bibi ; moi, si
j’étais comédien, je ne pourrais pas le supporter. Il
m’est arrivé quelquefois de parler en public, de faire un discours
ou de dire un poème. C’étaient ses minutes les plus
effrénées : pas un instant il ne fermait
J’ignore
si d’autres connaissent leur bibi, mais je connais des gens dont je sais
qu’il n’habite pas en eux. Des gens soupe au lait,
colériques, impulsifs, guidés par leurs instincts. Dont le sang
monte à la tête instantanément, qui saisissent le couteau,
qui poignardent, puis tombent à genoux en hurlant. Ces gens-là ne
sont pas habités par un bibi, parce que Bibi, si je levais un couteau et
si je hurlais : « Je vais te tuer, femme
perfide ! », il me retiendrait le bras et me dirait
calmement : « Bon, tu y repenseras à ce
meurtre », et si je voulais défendre ma propre vie, il
ricanerait dans mon intérieur et se moquerait de celui qui me menace.
Parce
que ma vie, il s’en fiche, il n’a aucune pitié pour moi. Il
est celui qui chantonne, fredonne, quand la souffrance me fait venir des larmes
aux yeux ; il dit : d’accord, lève maintenant tes mains,
jusqu’aux yeux, maintenant plie la tête comme ça, plus fort
maintenant, parce qu’on t’écoute. Tu es bizarre quand tu
chiales, tramtadaram, tu es marrant, tu peux toujours
chialer, pour moi tu peux bien crever, que je ne te voie plus, de toi
j’en ai soupé. D’ailleurs comment vas-tu ? C’est
lui qui parle en parallèle à mes interlocuteurs, mais tandis que
je m’adresse à eux correctement, avec respect, lui, il leur
susurre en même temps des grossièretés inouïes du bout
des lèvres. C’est lui qui a le culot de tutoyer le premier
ministre tandis que moi je lui dis : « Votre Excellence,
éventuellement ne serait-il pas… », il le tutoie et lui
dit : « Bon, écoute fiston, pressons, pressons, tu
n’as pas de temps à perdre, moi non plus, ne nous fatiguons
pas. »
Je
crains que le jour venu il ne massacre aussi mes derniers instants et qu’il
ne les prive de toute grandeur. Pendant que, râlant, je me
préparerai au grand voyage, Bibi toujours effronté restera assis
sur le haut de mon nez émacié et donnera des ordres :
« Bon, maintenant, mon vieux, vite un bon mot bien trouvé
avant de partir bouffer les pissenlits par la racine, que tous ces petits
romantiques, et ces vaniteux qui ne te connaissaient pas en fait, et qui ne me
connaissaient pas non plus, puissent le ressasser. »
Et
maintenant que je m’apprête à parler de lui, c’est lui
qui arrache la plume de ma main. « Je suis un bon sujet, hein,
dit-il avec dédain, quoique peu me comprennent, en revanche, peu
s’apercevront que tu m’as choisi pour thème uniquement parce
que tu n’avais rien d’autre à écrire. »
Sale
gosse, que devrais-je lui répondre ? Il en serait encore plus
présomptueux. Devrais-je lui dire qu’il ment, qu’il
n’est pas vrai qu’il est seulement un thème, que j’ai
vraiment voulu le dessiner, le dire, avouer qu’il vit en moi ?…
Il sourit avec insolence, imbu de lui-même. « Ah oui ?
dit-il. Admettons. Mais alors pourquoi ne me permets-tu pas de parler par ma
propre bouche ? Comme ça, tu pourrais me présenter mieux,
plus directement ! Pourquoi tu prends des détours, pourquoi tu
m’analyses, tu me situes ? Laisse-moi
m’exprimer tout seul : je me présenterai très bien
moi-même ! »
Non…
Ce n’est pas possible… Cela n’est pas possible pour un livre
sérieux, comme il faut, pour un journal… Tais-toi, malpoli.