Frigyes Karinthy : "Les assassins"
Le
meurtre
d’oxford street[1]
À Monsieur Sherlock Holmes, ex-commandant en
chef de la police militaire, Édimbourg.
Juillet
19…
Mon
cher colonel,
nous
avons signé la paix de La Haye, les peuples
Je
ne suis pas une femme politique, je ne souris pas de ceux qui
considèrent que l’histoire est la résultante des lois de la
fatalité et qui méprisent les démagogues naïfs
– mais je ne souris pas non plus de ceux qui voient la fin de la catastrophe
du monde dans la mort violente du pauvre Robert Blackpot. Après tout, si
la mort violente de deux hommes a pu provoquer une guerre qui marque
l’époque, peut-être celle d’un troisième
pourrait apporter la paix qui marque l’époque. Il est certain que
Sir Robert Blackpot était cet homme que le chantre de la liberté
appelle un tyran. Il n’est pas douteux que le désir de la paix,
voire l’aptitude officielle au pacifisme, tout au moins pour la forme,
fut brisé par sa volonté de son vivant – et
indubitablement, le parti de la liberté et de la paix n’a pu saisir
le pouvoir dans une insurrection qu’après sa mort, le saisir avec
une force élémentaire telle qu’elle a
réveillé toute l’Europe de sa pesante torpeur. Quoi
qu’il en soit, je suis heureuse que cela se soit passé ainsi
– j’écoute et je lis, muette, sans la moindre remarque, les
éditoriaux des organes de presse qui poussent comme des champignons,
clamant que les idéaux de liberté et de justice devaient
nécessairement vaincre les tyrans, que les idéaux et les passions
bouillonnantes dans la profondeur doivent briser leurs chaînes, que le
peuple opprimé, si l’on abuse trop longtemps de sa patience,
produit inévitablement un Brutus qui donnera un terrible exemple aux
temps futurs.
Je
les écoute et je les lis – mais devant vous, mon pauvre vieil ami,
devant vous je ne peux pas feindre, je vous dois la vérité pour
que vous soyez calme et rasséréné et souriant comme moi je
souris désormais, apaisée et indulgente. Ce Brutus auquel les
éditoriaux font allusion n’est autre que Jane Gordon, mon amie,
l’épouse et le meurtrier de Robert Blackpot, qui se trouve
maintenant à Paris et qui peut-être maintenant s’imagine
être vraiment Brutus. Mais vous aimeriez, n’est-ce pas, savoir
– nombreux sont ceux qui aimeraient le savoir – comment il est
possible que seulement deux semaines après le meurtre, quand la
révolution a gagné, et vous cherchez le meurtrier non plus pour
le punir mais pour le récompenser – que c’est seulement
à ce moment-là que la Charlotte Corday Anglaise, ma jolie amie, a
été prise de remords – elle s’est présentée
à vous, elle vous a pris par la main : « Ne cherchez
plus l’assassin, libérez Benett, l’anarchiste –
c’est moi qui ai assassiné Robert Blackpot ».
Ne
m’interrompez pas, colonel, ne me regardez pas de cet air effaré,
chargé de sens – non, je ne veux pas dire que Jane Gordon
s’accusait faussement, par folie ou par forfanterie, qu’elle aurait
assumer l’acte pour se faire célébrer en héros
national. Il n’est pas question de cela, bien qu’en Jane Gordon, en
ma jolie amie, la forfanterie n’est pas absente, mais elle se manifeste
différemment comme vous allez le comprendre. Il ne peut pas être
question de cela puisque, après ses aveux elle a donné une
description et une explication détaillée du meurtre, excluant
toute possibilité de doute – comment, en plein jour, elle avait
déverrouillé sans se faire remarquer la grille du balcon ouvrant
vers l’extérieur, comment elle avait fait semblant de refermer
cette grille – et de nuit, depuis sa chambre en saillie sur le toit,
comment elle avait observé le moment où son mari, fidèle
à son habitude, est sorti sur le balcon – comment elle lui a
crié de là-haut et a fini par pousser le vieil homme qui se
retournait, d’un geste léger, déguisé en une volonté
de le retenir ; comment elle a regagné sa chambre en courant, non
sans forcer en passant la serrure du cabinet de travail, afin d’orienter
l’enquête sur la piste d’un cambriolage venu de
l’extérieur. Oui, c’est Jane Gordon qui a tué Robert
Blackpot et non pas les anarchistes qui pourtant le menaçaient depuis
des années : pas la "main noire" qui lui envoyait des
lettres anonymes et pas ce pauvre Bennett qui avait attiré tous les
soupçons et que vous avez gardé quinze jours en détention
provisoire. S’il n’y avait que des anarchistes et des socialistes
désespérés et des passions bouillonnantes et des peuples
opprimés par millions et des prisonniers politiques aspirant à la
vengeance en Irlande et des fils, des amis et des disciples de héros de
la liberté illégalement exécutés – si dans
les prisons des âmes irlandaises ne planait que le fantôme
ensanglanté de Casement[2]
et ne se brandissaient vers lui que les poings des innocents envoyés
à la boucherie – tout cela n’empêcherait pas
aujourd’hui Robert Blackpot de se trouver parmi les vivants, ni le monde
de se trouver toujours victime entre ses griffes. La soif de vengeance du
peuple emprisonné, son agonie désespérée
n’avaient aucune prise sur lui – vous vous rappelez
l’attentat de Calais quand le pauvre soldat français a levé
son pistolet et l’a dirigé sur Robert Blackpot, mais d’un
geste brusque il l’a retourné et dans sa colère impuissante
il a envoyé la balle dans sa propre tête pour échapper
à la responsabilité du premier geste ?
Non,
non, Robert Blackpot a été tué par sa femme Jane Gordon.
Vous n’avez pas à avoir honte d’avoir prétendu que
c’était impossible. En toute logique vous avez raisonné
juste : le tyran ne pouvait être assassiné que par un de ceux
qui lui en voulaient, un socialiste ou un anarchiste – mais qui aurait imaginé
que Jane Gordon, l’épouse belle et élégante du
célèbre ministre, reine des soirées et des garden-partys,
dame patronnesse secrètement raillée des hypocrites
soirées de bienfaisance de guerre – que cette Jane Gordon serait
socialiste et anarchiste et que deux semaines plus tard, après que la
révolution a remporté la victoire, elle s’écrirait
fièrement : c’est moi, j’ai tué mon mari
résolument et avec enthousiasme parce qu’il était
l’ennemi de la patrie et du peuple – et je suis d’abord
patriote et, s’il le faut, martyr – et seulement en second lieu conjointe
et épouse !
Qui
aurait pensé cela ? Vous avez raison, mon pauvre ami, qui aurait
pensé cela ? Bon, calmez-vous maintenant, serrez-vous la main
à vous-même et donnez-vous une tape sur l’épaule avec
la paume de votre main. Votre logique a été sans faille. Jane
Gordon,
Mon
pauvre ami, écoutez-moi. Mais écoutez-moi jusqu’au bout
sans sursauter avant que j’aie tout dit, vous indignant que j’aie
piqué votre curiosité en faveur d’une blague frivole et
triviale. Il est possible que vous ne croirez ni ne comprendrez jusqu’au
jour de votre mort ce que vous allez entendre – mais moi je l’ai
saisi et l’ai compris en l’espace d’une demi-minute –
d’un autre côté il est vrai que je ne connais rien à
la politique et à la sagesse de la loi.
Voilà
ce que je vais donc vous apprendre, sèchement et en toute
simplicité :
Cinq
jours avant le meurtre je me suis rendue à l’atelier de Madame Daisy,
la modiste, afin de me commander un chapeau de deuil pour l’enterrement
d’un parent. Nous nous sommes mises d’accord sur un modèle
et Madame Daisy m’a promis de terminer mon chapeau pour le surlendemain
– date prévue de l’enterrement.
Le
surlendemain, quand j’y suis allée, tout en emballant mon chapeau
elle m’a raconté en riant que mon amie, Jane Gordon, la femme du
ministre, était allée
Pas
un mot tant que je n’ai pas terminé ! À
l’enterrement de Robert Blackpot, vous vous en souvenez peut-être,
Jane est apparue avec un magnifique chapeau de deuil – elle a fait
sensation parmi les dames tellement elle était belle. Eh bien,
c’était le chapeau, copie fidèle de celui que j’avais
commandé.
J’ai
revu Jane seulement le septième jour de l’instruction,
après le meurtre. Elle m’a entraînée dans sa
garde-robe et, avec une vivacité certaine, compte tenu des
circonstances, elle babillait sur tout et n’importe quoi : elle a
dit qu’elle commençait à relever la tête du terrible
malheur qui l’avait frappée.
En
cours de conversation j’ai tout à coup remarqué le chapeau
de deuil en haut, sur un placard. Je ne sais plus, je ne me rappelle pas,
poussée par quel instinct bizarre, mais je me suis levée et, le
visage sérieux, je lui ai demandé si elle était au courant
que le responsable de l’enquête, Sherlock Holmes, avait fait
demander le matin, entre autres, en guise de pièce à conviction,
son magnifique chapeau,. Je voulais simplement plaisanter, vous caricaturer,
vous qui – vous vous souvenez – collectionniez toutes sortes de
trucs sous prétexte de corpus
delicti – mais l’effet fut effroyable – Jane Gordon a
pâli et s’est écroulée devant moi par terre, et dans
une semi-inconscience, en m’étreignant les genoux dans des
convulsions hystériques, m’a raconté que
c’était elle qui avait tué son mari. Pas de la façon
qu’elle a avouée plus tard, elle ne l’a pas poussé
avec ses bras – elle se tenait debout à la fenêtre de
la pièce voisine quand elle
a vu que Robert s’était placé devant la grille
déverrouillée, brusquement elle a crié vers lui. Le
ministre s’est retourné, il a voulu s’appuyer à la
grille et l’instant suivant il a fait sa chute mortelle.
Je
n’en revenais pas de l’écouter – Jane était
toujours là, par terre, devant moi, en transes. Elle me suppliait de la
sauver – puisque apparemment Sherlock Holmes savait tout s’il
réclamait le chapeau comme pièce à conviction.
- Je
ne voulais pas le tuer, a gémi Jane, mais comprenez que toute la
soirée j’avais pleuré et fulminé de colère de
ne pas pouvoir me commander ce chapeau, n’ayant personne pour qui me
mettre en deuil… Je n’ai fait que pousser un cri.
Voilà,
colonel, c’est seulement cela que je voulais vous raconter… Mais maintenant
je vois que je n’enverrai pas cette lettre… Jane Gordon,