Frigyes Karinthy : "Les assassins"
I
Depuis trois jours,
depuis que la chose était devenue précise en lui et se
plaçait dans l’espace et dans le temps, depuis qu’il
connaissait tous les détails, où et comment cela se produirait,
il était envahi d’un sentiment d’une grande pureté,
presque le calme, ce vieux sentiment qu’il avait presque oublié.
Des souvenirs lui revenaient, de vieux souvenirs de l’enfance. Et il y
avait en tout cela une belle activité, sérieuse, secrète.
Prenons par exemple ceci comme c’était étrange : les dernières
années, depuis qu’il vivait dans cet enfer psychique, tous ses
sens s’étaient figés envers les choses extérieures,
il méprisait et condamnait ce fourmillement, cette agitation, ce vain
tohu-bohu, dans lesquels la vie tourbillonnante autour de lui gérait ses
petites formalités. Il passait outre à des affaires importantes
d’un geste de la main, il ne répondait pas à des lettres.
Pour qui ? pour quoi ? À quoi bon ? – ainsi
commentait-il tout ce qui se rapportait à la réalité,
à sa vie, à sa condition, à son environnement. Il se
désintéressait des sentiments que son indifférence et son
mépris pouvaient provoquer chez les gens ; quand il entendait un
avis ou des reproches le concernant, un sourire fatigué, difforme se
dessinait sur son visage. Il ne jugeait jamais nécessaire de démentir
les bruits qui couraient sur lui, engendrés par son laisser-aller, ses
affaires non réglées étaient compliquées.
Et
maintenant, depuis trois jours, depuis qu’il n’avait plus aucun
intérêt commun avec ceux d’ici, depuis qu’il se
préparait pour aller là où il n’y a plus
d’opinion ni de jugement, ou s’il en existe ce ne sont pas ceux des
humains, tout d’un coup il ressentait un besoin irrésistible de
s’expliquer devant le monde. Il consacra sa matinée à
écrire des lettres, des exercices longs et bien construits, dans
lesquels il analysait en détail et avec objectivité son
"cas", il faisait l’exégèse des causes pour
lesquelles il devait mourir. Il pensait à tous, il parlait à
chacun dans son langage. Dans sa lettre au capitaine il se justifiait
militairement, disposait de ses affaires en suspens. Sa mère qui durant
des années n’avait pas réussi à lui arracher la
moindre réponse, il la consolait passionnément dans un manuscrit
de cinq pages, lui faisant comprendre que ça n’avait pas pu
être autrement. À son ami le médecin il adressait une dissertation
scientifique truffée de termes techniques sur les particularités
de sa maladie psychique qui le prédestinait au suicide. Il ressortait de
son écrit qu’il considérait son cas comme absolument unique
et il soulignait avec insistance, à part, que sa noire tristesse
n’avait strictement aucune cause extérieure, objective, comme chez
les candidats "ordinaires" au suicide. À sa fiancée
à laquelle jusqu’alors il avait tout au plus envoyé des cartes
postales, il s’adressait chaleureusement et longuement, lui ouvrait
entièrement son cœur. Quand il eut achevé cette
dernière lettre, il fut envahi d’une émotion presque
heureuse : sa fiancée devrait aimer sa vie durant, l’auteur
d’une telle lettre. Dans cet état d’âme du moment il
corrigea vite encore deux adjectifs et mit les lettres au propre.
L’après-midi
il ressortit les lettres plusieurs fois. En partant il s’arrêta
tout à coup à la porte de la caserne – il se demanda
s’il ne valait pas mieux, s’il n’était pas plus expressif
de déchirer toutes ces lettres et à la place laisser un simple
bout de papier sur sa table avec une ou deux phrases tout au plus, une
explication concise et cohérente. Il avait envisagé plusieurs
phrases possibles. « Ce n’est pas ainsi que j’avais
imaginé la vie », ou bien : « J’ai touché
le fond, je ne peux pas aller plus bas », ou bien :
« Ma vie n’a plus de contenu, la vie nue ne me suffit
pas », ou bien : « Je n’ai rien à
dire », ou bien : « Il n’y a rien
d’autre que mardi… mercredi… jeudi… vendredi…
samedi… Ça suffit ». Il trouva cette dernière
particulièrement expressive. Pendant quelques minutes il trouva que
ça résumait tout ce qu’il avait mis dans les lettres, mais
il décida finalement d’envoyer quand même plutôt les
lettres.
Tout
ceci achevé, il ressentit un grand soulagement. Il eut envie
également de régler comme il faut ses autres affaires en suspens.
Il entra à la banque et fit sortir ses livres, il calcula tout et il
rallongea de quelques points son testament qu’il avait
rédigé de longues années auparavant,. À quatre
heures il s’enferma, mit de l’ordre dans ses écrits, il noua
un paquet de vieilles lettres d’un ruban rose et l’installa
à part pourvu d’une étiquette.
Il
regarda sa montre – il lui restait du temps. Son ordonnance somnolait
dans le vestibule, le col déboutonné. Il l’appela :
- Tu
laisses les lettres qui sont ici sur
- Oui,
mon Lieutenant.
- Tu
peux disposer.
Il
examina son arme et la glissa dans son étui. Dehors dans le couloir la
bonne du sergent criait quelque chose, il ne comprit pas les mots, mais avait
le sentiment étrange, pourtant connu, que cette même scène
avec les cris de la bonne, les rayons obliques du soleil et lui debout devant
son bureau s’était déjà produite une fois, exactement
de la même façon. Immédiatement après il sentit que
cela ne se reproduirait plus et cette nouvelle le remplit d’une profonde
émotion.
Sans
le mettre en paroles il savait qu’il était en train de prendre
congé de tout. Il prenait congé de l’escalier, de chacune
des marches séparément. De la rue et des maisons qu’il
découvrait comme s’il les voyait pour la première fois.
C’était merveilleux. Il ne s’était jamais
intéressé au visage des gens qu’il croisait comme
maintenant. Dans chaque visage il lisait quelque chose que la personne
elle-même ignorait. Et il eut aimé que les gens retiennent aussi
son visage. Il eut aimé que certains, s’il les rencontrait, disent
demain : « Je l’ai croisé dans la rue il y a
à peine quelques heures, je l’ai bien vu, son visage était
serein et rayonnant. »
À
partir du quartier pavillonnaire il commença à reconnaître
les rues qu’il n’avait pas revues depuis vingt ans. C’est ici
qu’il devait tourner pour déboucher vers cette maison avec les
deux peupliers. C’était déjà le soir, le vent se mit
à siffler, une étoile prit place au firmament en face de lui. Et
tout à coup, facilement, comme allant de soi, comme si on avait
silencieusement ouvert une porte dissimulée dans sa poitrine, il comprit
ce qu’il avait quasi fortuitement décidé durant ces trois
jours, sans savoir la raison pour laquelle il devait mourir dans le jardin de
la maison où il était né : la fin doit rejoindre le
commencement – il faut réparer une erreur dont il n’était
pas responsable. Il devait prouver à lui-même et au monde que lui,
l’Âme, aurait mérité mieux que ce à quoi
l’avait condamnée son misérable corps accouché
d’une mère, son misérable corps qu’il ne sentait
même plus, dont il n’avait jamais su que faire et que maintenant il
jetait avec fierté.
De
chaudes larmes coulaient abondamment sur son visage, ses lèvres
remuaient en silence. Il chercha son arme en tâtonnant. À travers
sa douleur incommensurable, dans la profondeur, il ressentit une sorte de
compensation jubilatoire intérieure d’avoir trouvé
lui-même dans cette douleur cet instant rare et qu’il
n’allait pas laisser passer.
II
- Hé,
Sándor, arrête-toi !
Un
grand échalas courait vers lui dans l’obscurité.
C’est seulement quand il fut déjà tout près
qu’il reconnut le médecin. Celui-ci dit tout essoufflé :
- Cela
fait cinq minutes que je te cours après. Pourquoi tu marches si
vite ? C’est moi que tu venais voir ?
Il
leva sur lui un regard absent, rêveur, plutôt
désagréable. Il venait seulement de comprendre que le docteur
habitait ici et qu’il pouvait vraiment donner l’impression
d’être venu pour lui.
- J’allais
sortir, je ne t’ai aperçu que par hasard. Mais tant mieux, viens.
Montons dans mon cabinet.
Il
passa devant lui sans autre explication, on ne voyait pas son visage. Pendant
qu’il le suivait, impuissant, une sorte d’hostilité
commença à monter en lui contre l’attitude despotique de
son ami. Il eut envie de l’humilier, de l’effarer, pour qu’il
comprenne qui est celui qu’il traite ainsi et où il se
préparait à aller.
La
pièce aux murs carrelés de faïence était sombre. Le
médecin alluma la lumière et manipula quelque chose sur une
tablette en verre. À ce moment il remarqua que le médecin
était très pâle. Cela l’étonna. Au même instant
le médecin se tourna vers lui avec une dure fermeté.
- Écoute-moi…
Tu es un homme adulte et tu as des devoirs. Assieds-toi, garde ton calme. Je
vais te parler en toute franchise.
Il
le regardait, il sentit son sang refouler à son cœur puis se
disperser en tous sens dans son corps. Il crut un instant
s’évanouir. Après il n’entendit que des mots –
il lui fallut de longues minutes pour saisir aussi leur sens.
- …déjà
la dernière fois quand nous avons parlé de ta
neurasthénie… j’avais des soupçons… je ne
voulais pas t’en parler… cet eczéma, dans la bouche…
c’est pourquoi j’avais fait cette ponction… pour une
analyse… je l’ai regardée cette après-midi… Ce
qui est malheureux c’est qu’au stade précoce tu
l’ignorais… On en arrive à la partie difficile…
Les
mots le traversèrent soudainement comme un éclair. Il se leva. Il
dut se racler la gorge deux fois. Le médecin se leva aussi.
- Et
le pronostic ?
Le
médecin hésita un instant. Il le prit en haine pour cet instant.
- Il
n’est peut-être pas définitivement trop tard pour
entreprendre un traitement – mais c’est long et ça demande
beaucoup de sacrifices. Le mieux serait que pour un temps tu te retires dans la
vie civile… pour un militaire c’est compliqué.
Il
se racla encore la gorge.
- En
somme, quelles sont mes perspectives ?
- En
somme, elles ne sont pas bonnes. La chose est très avancée.
Apparemment le cervelet est atteint. Mais ça pourrait encore se régéné…
- Je
comprends. Dans le cas contraire il faut combien de temps pour que…
- Douze
à dix-huit mois.
Il
mit son manteau, il le boutonna avec des gestes fermes. Le médecin sauta
pour l’aider avec prévenance. Tout en parlant beaucoup et
rapidement.
- Bon,
je ne sais pas… En tant que médecin j’aurais tendance
à t’encourager… en tant que soldat, je ne peux pas
intervenir… Si tu envisages une sottise… Ôte-toi ça de
la tête… À quoi bon ? Mais si tu insistes…
Attends au moins un jour ou deux… On a toujours des affaires à
régler… Des gens à qui penser…
- Lâche,
faux cul…, râla-t-il en dévalant les escaliers à se
faire monter le sang à
Il
fulminait, il secouait son poing.
- Il
jouissait de cette situation… un homme objectif… un médecin
qui n’est pas dégoûté mais qui comprend si je suis
dégoûté de moi-même…
Il
s’arrêta en haletant.
- Il
jouissait… il a joui… il en a rajouté… il a
probablement menti… pour que le moment soit solennel… lui,
l’homme bien portant… et moi…
Il
repartit, il se parlait à haute voix, il gesticulait.
- Il
a exagéré… il a sûrement exagéré…
pour que je le croie infaillible… Il a toujours été
vaniteux et narcissique… Saloperie inhumaine… De quoi
s’agit-il au juste ?
Sans
s’en rendre compte il déambula dans des rues
étrangères de faubourgs inconnus. Ses pensées galopaient,
il perdit la notion du temps. Il fomenta fiévreusement de grands
projets, il était toute excitation, résolution amère et
violente. Il stoppa devant un grand immeuble jaune. Une lourde odeur
d’iode lui frappa les narines. Cela le fit revenir à lui. Il
blêmit et se mit à trembler, il dut s’adosser au mur. Une
sueur froide envahit son front.
Il
était tard dans la nuit, plus personne dans les rues. Un bec de gaz
chuintait non loin, près d’une chapelle. Le mur jaune et morne de
l’hôpital crachait un froid humide entre ses épaules. Lentement,
silencieusement il glissa à terre contre le mur et resta ainsi, assis
dans la rue, adossé au mur de l’hôpital, la tête
soutenue par ses deux mains moites.
Dedans,
au-delà des murs jaunes, de misérables mortels halètent,
couverts de plaies. Sous des pansements et des compresses iodées, des
viscères ouverts, des visages coupés, des crânes
trépanés. Des pestiférés répugnants que la
santé débordante et profuse a pris en pitié et qui de son
superflu leur a jeté une paille pour qu’ils tentent de s’y
accrocher. Et ils s’y accrochent – ne traînent-ils pas
à terre, à plat ventre, avec des morceaux de cales en bois dans
les mains, ces mendiants amputés des jambes, pour lever des yeux
suppliants sur les passants ? J’ai encore mon estomac, donnez-moi
quelque chose pour le remplir. Et le bien portant s’apitoie et donne.
Il
tâta ses membres : il avait encore ses jambes. Dans la chapelle, une
cloche fêlée, ensommeillée, tinta.
III
Le
médecin se retourna, surpris, quand, dans cette aube bleue et maladive,
quelqu’un le toucha doucement au bras. Il allait tourner pour franchir la
porte de l’hôpital.
- Qu’est-ce
que c’est ?… C’est toi ? Tu m’as attendu ici,
dans la rue, toute la nuit ?… Comment savais-tu que
j’arriverais tôt le matin ?
L’autre
acquiesça. Il fixa sur lui des yeux hagards, fiévreux, sans
colère. Il tremblait d’un tremblement silencieux, monotone.
- Je
voulais te demander de me faire hospitaliser… Si cela ne t’ennuie
pas… Je veux essayer cette cure… Un an et demi… Si
j’arrête tout… Ça marchera peut-être…
Le
médecin ne sut que répondre. L’autre afficha un air
inquiet, puis entama vite et avidement un discours, comme pour vouloir couper
court à toute objection dubitative.
- Ça
m’est revenu, ce que j’ai lu de cette chose… Ne nie pas,
toi-même tu m’en as parlé… de ces nouvelles
théories selon lesquelles le résultat de toute cure dépend
du suivi consciencieux… Et que oui, il existe des cas de chance… Je
serai très consciencieux… Attends… J’ai pensé
à tous les détails. D’heure en heure… Dans mon mode
de vie. Le matin je me traite… L’après-midi je trouverai un
boulot…
Il
se ragaillardit, ses yeux papillonnaient vite et anxieusement.
- Oh…
Mon programme est tout prêt… Tu verras… Si je décide
de m’occuper sérieusement de quelque chose… Tu verras…
Je ne suis pas n’importe qui…
Il
éclata de rire, d’un rire bizarre et enfantin, d’une voix
tranchante et fausse, claquant des dents, ses yeux anxieux toujours suspendus
sur le médecin : pourquoi ne riait-il pas ?
Celui-ci
ne sut que répondre. Il lui fit signe de le suivre.