Frigyes Karinthy :   "Les assassins"

 

 

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amour sans espoir[1]

Huit ans plus tard, un jour d’automne, je me suis retrouvé en voyage d’affaires à Berlin où j’avais passé les deux plus belles et plus tristes années de ma jeunesse. Dans le train j’ai vaqué à mes occupations, j’ai lu entre autres un essai fort intéressant – je descendais déjà les marches de la Gare de Friedrichstrasse quand j’ai été saisi par cette profonde nostalgie qui ensuite, pendant les trois jours de mon séjour ne m’a plus quitté un instant. Je ne suis pas poète et je suis incapable d’exprimer l’inexprimable : je peux seulement dire en mots vides et étranges que durant ces trois jours je n’ai apparemment  pas vécu dans le présent mais dans les souvenirs de ces deux années dont j’avais perdu la couleur et l’odeur aussi irrévocablement qu’un mort a perdu la vie. Celui à qui on a coupé la main pense probablement avec peine et envie au mal ancien qu’il a ressenti quand on l’a frappé à la main : moi de même, je pensais aux chagrins qui ne sont plus en moi – et dont je venais d’apprendre qu’ils contenaient tout ce qui dans la vie est si mortellement beau et éblouissant, ces chagrins contenaient la plénitude de l’existence dont un instant vaut les millions d’années d’apprentissage pour donner un sens au vide et au chaos : la jeunesse et la foi en moi.

Ce chagrin n’est plus, et en déambulant le long de la Friedrichstrasse, je m’interrogeais péniblement pour savoir si au moins je pouvais évoquer les sites et les événements qui s’y rattachaient dans leur réalité insignifiante. J’étais un jour assis dans ce café et j’attendais quelqu’un… Là sous le pont j’ai croisé Dénes après sa tentative de suicide… C’est de ce bureau de poste que j’ai envoyé les plus belles lettres de ma vie, mais qui se sont perdues. J’ai retrouvé tout cela, mais j’ai pesamment senti que j’avais oublié quelque chose, le plus important, ce qui englobe tout.

J’avais oublié mais apparemment ma volonté et le puissant flair secret de mon être instinctif en étaient conscients. Sinon j’ignore comment j’ai pu me trouver à proximité du Théâtre Lessing où ensuite, derrière la fenêtre du café d’une ruelle sinistre, j’ai aperçu tout à coup Félix Stahl.

Il est évident qu’inconsciemment c’est lui que je cherchais, instinctivement puisque comment aurais-je pu prévoir qu’il serait assis aujourd’hui encore à la même table que tous les jours huit ans auparavant ? J’ignorais ce qu’il était advenu de Félix Stahl depuis notre séparation, je ne pouvais pas le savoir – mais chaque fois que j’avais pensé à lui je l’avais rejeté dans mon esprit, pensant que Félix Stahl devait ou bien être mort, ou s’il était vivant, il ne vivait pas la vie des hommes : il se trouvait dans un asile de fous ou dans un couvent, ou quand même quelque part en Afrique, ou que sais-je, il s’était transformé en oiseau, il était devenu un vautour, une hyène, un crocodile, un sanglier, n’importe quoi. Cette force concentrée et amassée de vie, ce désir et ce don de soi et cette exaltation sombres, déchirants, désespérés et insensés qui habitaient en Félix Stahl, on ne pouvait pas les imaginer dans le cadre de l’écoulement du temps en jours et années. Et maintenant que je l’apercevais j’étais plus enclin d’oublier que huit années s’étaient écoulées et que ce n’était pas la veille que je l’avais vu la fois précédente, plutôt qu’admettre que Félix Stahl aurait pu se frayer un passage à travers la montagne de bouillie de riz de trois mille jours et de trois mille nuits sans brûler tout autour de lui, le monde entier, tel un brandon lancé dans un maquis desséché – ou qu’il ne se serait pas disloqué ou qu’il ne se serait pas évaporé tel l’eau parvenue dans le cratère d’un volcan. Or Félix Stahl était bien là et avec lui les deux années, les nuits d’errance, les promenades du petit matin, les longs silences, nos rires nerveux et débridés des esquisses et des caricatures que nous dessinions en l’air autour de nous et dont il était un inventeur infatigable et qui se multipliaient autour de nous telles les monstres, elfes et diablotins du monde souterrains sur les miniatures médiévales.

Son visage a aussi pris des couleurs quand je me suis assis à côté de lui. Il n’avait pas beaucoup changé. Il avait un peu forci mais étonnamment cela n’avait fait que rendre plus profonds les sillons connus et anciens – sillons de la passion maniaque et opiniâtre qui quelquefois desséchaient et figeaient le visage de Félix Stahl.

Au début nous avons parlé de choses et d’autres, néanmoins chaleureusement, avec une joie étouffée – j’ai deviné qu’en huit ans il n’avait lui non plus trouvé personne à qui s’ouvrir. Nous étions assis ensemble depuis une demi-heure et aucun de nous n’a remarqué que nous n’avons pas dit mot de ce qui nous était arrivé, de ce que nous étions devenus, de nos métiers, si nous étions pauvres ou riches. C’était une preuve de l’ancienne harmonie, de cette amitié intérieure si riche que par rapport à elle nos vies extérieures, nos affaires, nos problèmes étaient des détails secondaires et insignifiants auxquels nous ne gaspillions jamais des questions ou des mots. Cette fois encore les questions que nous trouvions les plus urgentes à régler étaient : comment étaient les gens de nos jours, dans quelle mesure nos opinions sur tel artiste ou tel problème philosophique avaient changé, quel signe du vieillissement nous décelions sur nous, quel rapport nous avions avec la vie et la mort. Nous avons aussi ri abondamment et nerveusement d’une remarque sarcastique bien trouvée, destinée à caractériser une célébrité vaniteuse ou une institution stupide. Puis soudain j’ai remarqué qu’il regardait de plus en plus souvent sa montre.

J’ai eu alors l’impression de l’avoir enfin reconnu, tout m’est revenu. Je lui ai dit:

- Tiens, tu as quelque chose à faire ?

Il m’a regardé, il voulait manifestement me dire une sottise, mais ça ne sortait pas, il a détourné la tête. J’ai ressenti pour lui une pitié infinie et en même temps une merveilleuse jalousie. Je l’ai regardé avec admiration : à quel point ses traits étaient brisés, comment il fixait l’espace devant lui, en haletant, misérable.

- Est-elle toujours en ville ?

Il a respectueusement répondu à ma question d’une voix atone. Il a acquiescé.

- C’est elle que tu attends ? Où est-elle en ce moment ?

- Au Théâtre Lessing.

J’ai regardé ma montre.

- Il nous reste un quart d’heure, j’ai vu le programme. Tu comptes l’attendre à la sortie ?

Il a opiné de la tête. Une heure plus tard, le stade de la surprise passé, j’ai seulement remarqué que pendant ce quart d’heure, chose étonnante, je n’avais même pas pensé à lui demander ce qui s’était passé entre eux depuis, comment avait évolué, qu’avait provoqué la passion, cette belle passion flamboyante, misérable et humiliante comme aucun autre homme n’en avait connu. Il était si naturel qu’il fût assis ici et qu’il n’existât plus rien d’autre pour lui, plus de temps et plus d’espace, il n’y avait que Hanna, ses mains maladivement pâles, baignées de larmes d’homme, sa tête inconcevablement belle et ses robes de soie chuintantes. Il était si naturel qu’il dût rester assis et attendre ici, durant des années, pour l’apercevoir une seconde de loin ou pour regarder l’immeuble dont il devinait qu’il la contenait, la rue qu’hier elle avait peut-être traversée, l’air qui circulait librement, se faufilait par le trou de la serrure avant de revenir subrepticement : le visage du marchand au coin de la rue sur lequel elle avait peut-être levé les yeux.

Les questions que je lui ai posées ne visaient d’ailleurs pas à savoir où en était leur histoire. J’ai bien vu que son amour en était exactement au même point où il était au premier instant quand il avait vu Hanna – au moment où il ne l’avait pas encore connue seulement imaginée, où il en était quand il avait six ans et quand il avait un an – parce que ce n’est pas la sage-femme qui avait aidé Félix Stahl à venir au monde, mais son désir désespéré de Hanna, Félix Stahl était né seulement parce que là-bas, dans l’obscurité du non-être, il avait senti le parfum de Hanna et il avait espéré qu’une fois, une unique fois, il pourrait baiser la bordure de sa jupe.

- Tu lui as parlé ?

Il a acquiescé, mais j’ai vu que la question l’ennuyait. À mes autres questions qui concernaient ses contacts avec Hanna, il n’a donné que des réponses courtes, simples et sèches, ou pas de réponse du tout. J’ai tout de même appris qu’une fois Hanna était venue le voir et qu’ils avaient convenu de partir quelque part ensemble, à Rome, que Hanna quitterait son mari, tout. Cela m’a surpris.

- Tiens ! Vous en étiez déjà là ? Elle voulait fuir avec toi ?

Il s’est empressé d’approuver.

- Et alors, comment ça s’est passé ?

J’ai vu qu’il était en peine, qu’il n’aimait pas en parler. Je l’ai alors attribué à un manque de succès.

- Nous devions nous rencontrer à la gare. À midi, douze heures sonnantes. Les bagages étaient faits. J’y étais. J’attendais.

- Et alors ?

Félix Stahl a brusquement sauté sur pieds. Manifestement il supportait mal ce souvenir.

- Quelle heure il est ? a-t-il demandé.

Je me suis aussi levé. Mais il fallait bien qu’il termine l’histoire. À la vue de mon visage interrogateur il a rougi :

- La prochaine fois. Il n’est pas encore huit heures ?

Nous avons payé et pressé le pas vers le théâtre sans dire un mot, sous les becs de gaz aux flammes hystériques et inhospitalières. Le public sortait déjà, des voitures et des autos défilaient devant la rampe de sortie. Des étoles parfumées étincelaient entre des arcs d’éclairage. C’est lui qui l’a vue le premier. Il n’a rien dit, s’est arrêté et s’est cramponné à mon bras. Il était aussi pâle que la mort.

Vingt pas devant nous Hanna se pressait à pas légers vers une voiture, en cape de dentelle noire. Dans sa coiffure élégante, surélevée, un diadème étincelait. Sa beauté inaltérable, telle une île sans berge sur laquelle il est impossible d’accoster, maintenait loin d’elle les vies qui l’assaillaient.

Félix Stahl la regardait, immobile. Je m’énervais. Je l’ai tiré violemment.

- Viens, ne sois pas si bête. Allons-y et parlons-lui. Il se peut qu’elle se souvienne de moi. Ou tu ne veux pas du tout lui parler ? Tu ne veux pas qu’elle te voie ?

Il a secoué lentement la tête négativement, muet, il m’a suivi et m’a retenu quand nous étions quelques pas plus près. Il a souri, son visage transfiguré rayonnait d’un bonheur extatique. Il s’est penché à mon oreille pour y chuchoter tout doucement :

-  Pour quoi faire ? À quoi bon qu’elle me voie ? N’est-il pas merveilleux que je puisse la regarder ainsi ?

Il a jubilé, ri tout seul.

- Hein ? Qu’en dis-tu ? Regarde, nous en train de marcher sur la trace de ses pas… Regarde sa cape qui ondule… Regarde comme elle est inaccessible…

Il a levé ses yeux sur moi en tremblant.

- Si elle voulait que sur le champ je meure pour elle… Si elle le voulait… Si elle me le permettait…

J’ai été pris de colère.

- Elle va monter dans sa voiture… Elle va partir… Tu es un imbécile… Pourquoi tu ne viens pas… Elle part…

Il m’a retenu. Il restait sur place, doucement, calmement et approuvait de la tête.

- Je l’aime à mourir, dit-il en toute simplicité.

Nous avons marché côte à côte cinq bonnes minutes sans rien dire. Arrivés sur le boulevard je l’ai furtivement observé et j’ai découvert avec surprise un visage serein, calme, qui s’ennuyait presque. Il a même bâillé. C’est en bâillant qu’il m’a demandé :

- Où tu es descendu ?

- Je peux t’accompagner, ai-je dit.

- Si tu veux, dit Félix d’une voix métamorphosée, étrangère. J’étais si effaré que j’ai dû m’arrêter. J’avais un homme inconnu devant moi. Il n’a rien remarqué.

- On peut y aller à pied, dit-il, ce n’est pas loin. Je niche près de la rédaction.

Comme j’étais trop ébahi pour parler, il m’a raconté d’un ton léger et volubile qu’il était devenu rédacteur dans un grand quotidien. Il m’a même exposé le programme de son journal. Pendant ce temps il a sorti sa clé et s’est arrêté devant une belle maison toute neuve.

- Viens, monte une minute, puis je t’accompagnerai où tu le souhaiteras. Je préviens juste ma femme, si elle est déjà rentrée, que je ne dîne pas avec elle.

- Tu es marié ?

Je n’ai pas entendu sa réponse, l’ascenseur a démarré.

Nous avons déposé nos chapeaux dans l’antichambre d’un joli appartement. Félix est passé devant et dit par une porte sur un ton passablement sec :

- Pardon, vous vous préparez ? Ne vous dérangez pas, mon amie. Je voulais juste vous faire savoir que je ne dînais pas à la maison.

La porte s’est ouverte et, dans une robe simple, élimée, domestique, est apparue Hanna.

Je ne me souviens pas de ce que j’ai pu balbutier, comment je me suis laissé tomber sur une chaise, ce que nous avons pu nous dire avec Hanna. Quand j’ai repris mes esprits, Félix répétait quelque chose avec insistance, froid et impatient, la femme a fini par se taire, les yeux baissés, humiliée.

- Je dois sortir, je passerai aussi à la rédaction. Allez-vous coucher tranquillement. Demain je ramènerai Sándor, vous pourrez causer à votre aise. Bonsoir, mon amie.

Et déjà nous descendions l’escalier. J’étais incapable de dire un mot. Il riait, d’un rire forcé, le cœur n’y était pas.

- J’ai voulu plaisanter. Il n’y a pas de quoi en faire un plat.

Puis il a ajouté brièvement et sans rire :

- Eh bien oui… Maintenant tu sais, ce que je t’ai dit… à la gare. Il n’est pas vrai qu’elle m’a envoyé une lettre… elle est venue… on est parti ensemble… Ça fait six ans qu’on est mariés.

J’ai enfin retrouvé la parole. Je l’ai vertement tancé, arrosé de reproches offensés de m’avoir joué cette stupide comédie, devant le théâtre… C’était humiliant pour moi et pour lui. On ne fait pas un objet de plaisanterie de sa femme… Ou alors on ne la traite pas comme ça une heure plus tard… La pauvre…

Nous étions dans la rue. Nous nous tenions sous un balcon, je l’ai regardé attentivement. Il m’a écouté patiemment, dans un doux silence, son visage reflétait une souffrance très ancienne et de la tristesse. Quand il m’a répondu, sa voix était douce, chaleureuse et triste pendant qu’il levait les yeux très haut, en direction des fenêtres. Il parlait tendrement, comme pour bercer un jeune enfant.

- Je n’ai pas joué la comédie. Je ne peux pas lui dire à quel point je l’aime – puisqu’elle est ma femme. Elle ne le saura jamais, puisque nous sommes toujours ensemble, et je ne peux pas crier aussi fort que le tonnerre : Hanna ! Je t’aime ! Comme le jour où j’étais seul au sommet d’une montagne et personne ne m’a entendu crier. Elle est ma femme et ma bonne – je dois la traiter d’épouse et de bonne. Mais parfois, dans la rue, quand elle ne me voit pas et elle regarde ses pieds sombrement et en méditant – ou encore parfois, à travers le trou de la serrure, pendant qu’elle travaille en silence, je la regarde en tremblant, elle, l’ancienne Hanna, l’inatteignable, la sainte que je ne mérite pas… Avec le seul vrai amour, l’amour sans espoir – parce qu’il n’est pas d’autre amour que l’amour sans espoir.

Longtemps nous n’avons plus échangé de mots. Son soupir sourd, méditatif m’est tombé dessus quelque temps plus tard, comme venu de très loin :

- Si elle pouvait mourir… J’arrangerais tout si joliment… Je fermerais l’appartement à clé, Je la jetterais dans la Spree… Je me rendrais doucement au cimetière… Je pleurerais toutes les nuits sur sa tombe… Je pleurerais, libre, consolé, heureux de savoir qu’elle ne pourrait plus m’entendre et me surprendre – l’ancienne Hanna qui froufroute ici parmi nous, dans les rues de Berlin, partout, avec son sourire doux et secret, nous ordonnant le silence de son index posé sur ses lèvres – l’ancienne Hanna, oh jeunesse !

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"