Frigyes Karinthy :  "Ne nous fâchons pas" 

 

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reportage  de noël d’un journaliste

 

Le journaliste avait les yeux bleus, il portait une barbe blonde et des lunettes : ami des veuves et des orphelins, il fustigeait tous les ratés de la société, et il fustigeait avant tout les abus qui déparent l’image de notre capitale bien aimée. Il était présent partout où illégitimité, incurie, malveillance et avarice menaçaient de ruine et de dépravation le peuple de Budapest ; ses reportages sur le pain, le lait à Budapest, les brutalités policières, l’insolence des cochers de fiacre, les abus de pouvoir, rappelaient fréquemment la plume d’un Juvénal.

Quelques semaines avant Noël il réfléchissait au reportage à prévoir pour le numéro de fête. Il menait sa réflexion au lit. Il imaginait vaguement offrir une sorte de synthèse dans ce reportage : une photographie de cette ville chaotique, avec l’ironie mordante et la sévérité implacable qu’on retrouvait dans chacune de ses lignes. Ce reportage devra être un coup de sifflet strident et tranchant, se disait-il sardoniquement, il suspendra un instant le concert des cloches de Noël et des candides mirlitons, et il rappellera aux gens que nous n’avons aucune raison de nous réjouir, et aucune raison d’aimer, car tout est ulcéreux et équivoque dans cette Sodome chamarrée d’arbres de Noël.

Le sujet ? - Réfléchissait-il, et il esquissa un sourire orgueilleux. Ai-je besoin d’un sujet, moi ? Je m’habille, je descends dans la rue, et dès le premier pas ils se présenteront par centaines. Il n’y a qu’à se mettre une minute à l’écoute de cette ville mal gérée, laissée à l’abandon.

Et déjà il s’habillait pour descendre dans la rue. Dans l’escalier il ne pensa qu’à son sujet, et commença à rassembler ses idées.

Comme il était déjà six heures, il se dit qu’il ferait d’abord un saut au café et de là au théâtre. Des sujets, il en trouverait des centaines.

Je vais sauter dans une voiture, pensa-t-il, et il afficha un nouveau sourire sardonique.

Il voulait justement héler une voiture, mais avant de pouvoir ouvrir la bouche, un taxi s’arrêta à côté de lui. Un beau Hongrois svelte, aux joues rouges, aux moustaches en crocs se tenait assis sur le siège.

- Ayez l’amabilité de monter, Monsieur, dit le chauffeur.

Tu es bien courtois, se dit le journaliste in petto, tu me vois une tête à te balancer un double pourboire. Il indiqua l’adresse du café.

Il y arriva en un quart d’heure. Il sauta de la voiture et observa le taximètre. Il indiquait une couronne. D’accord, pensa-t-il sardoniquement et il sortit une couronne et vingt fillérs, retint son souffle avec ruse et tendit la somme au cocher.

Le chauffeur regarda l’argent, empocha la couronne et rendit les vingt fillérs.

- Monsieur, dit-il, tout en ébauchant une charmante révérence de la jambe gauche, Monsieur, je m’en voudrais de vous faire de la peine, mais il m’est impossible d’accorder avec ma conscience d’accepter un surplus d’argent pour avoir fait ce qui était un devoir agréable, mais qui de plus est aussi ma plus grande ambition, les promenades en voiture, et de mêler par là même des motivations financières à la finesse éthérée de l’idéal de ma vocation. La conscience que vous avez eu l’intention de me faire une faveur me rend heureux tout autant que le cadeau lui-même, comme le dit Verlaine, le divin poète français : « C’est le cœur qui nous enrichit. ».

Et il disparut dans la circulation de l’Avenue Rákóczi en agitant son chapeau.

Le journaliste, pris de vertige, s’installa à une table du café. Le garçon apparut aussitôt, apporta la presse du jour et s’enquit de ce qu’il souhaitait. Il demanda un café avec un croissant.

Le croissant fut apporté par deux garçons sur un plateau d’argent : il était long d’un mètre et demi, on le posa devant lui, sur un guéridon proche. Il saisit un quotidien et entreprit de le lire lugubrement. Mais dès la deuxième page il fut contraint de sourire, c’était plus fort que lui, puis de rire aux éclats : il venait de parcourir le croquis de l’humoriste du journal truffé de brillantes trouvailles. Il prit ensuite l’hebdomadaire "Pista Futó" : en première page il trouva une ode du rédacteur en chef écrite en strophes pindariques et relatant les humiliations d’un malheureux directeur de coopérative indélicat ; son noble pathos, compréhensif et prêt à tout pardonner avait ému le journaliste aux larmes.

Il comprit brusquement qu’il était déjà sept heures et qu’il n’avait toujours pas son sujet. Peu importe, se consola-t-il nerveusement, je l’aurai au théâtre… Il héla le garçon et paya : mais le garçon refusa le pourboire.

Dans le tram à bord duquel il comptait monter, il y avait déjà sept passagers debout. Il allait renoncer, mais à ce moment, une dame élégante descendit en souriant et lui dit :

- Je vous en prie, Monsieur, montez. Vous, en qualité d’homme qui lutte avez très certainement des choses plus pressantes à faire dans la société, afin d’assurer un meilleur confort aux femmes. Je vais attendre le tram suivant.

Le receveur, la main sur le bouton de départ, attendit que la dame achève son discours et que le journaliste étonné monte. Puis il prit dans sa poche intérieure un étui à cigarettes en argent et le lui tendit :

- Mais voyons, c’est interdit dans les trams…, balbutia le journaliste.

- Monsieur le commissaire, reconnaissant que le public lui en tenait rigueur, a annulé son ordonnance voici une demi-heure, expliqua le receveur en hochant approbativement la tête.

Le journaliste regarda un peu bêtement par la fenêtre. Il aperçut un attroupement rassemblé en rangs réguliers. En tête de la foule un homme hissait une banderole, avec l’inscription : « Droit au peuple ! ».

- Tiens, une manifestation – nota le journaliste et il sortit sardoniquement son carnet de notes.

À cet instant un gendarme à cheval s’approcha de la foule, mit pied à terre et s’adressa aux gens :

- Le paragraphe idoine de la loi interdit les attroupements, Messieurs. Auriez-vous l’obligeance de me faire savoir sur la base de quels motifs vous avez cru nécessaire d’enfreindre la loi ?

- Nos motifs, répondit un socialiste, sont en partie théoriques et en partie pratiques.

Il développa dans les détails le programme du socialisme. Le gendarme l’écouta attentivement, prit les principaux arguments en sténo. Puis il répondit :

- Messieurs ! Le Parlement s’est réuni pour examiner vos souhaits. Permettez-moi de lui transmettre ces quelques notes ; quant à vous, mes amis, soyez mes invités chez Vampetics[1]. Pour la mise en bouche, j’ai fait venir quelques kilos de cochonnailles au cas où certains d’entre vous auraient très faim.

Les gendarmes dégainèrent pour trancher la charcuterie en petits morceaux qu’ils distribuèrent ensuite aux manifestants qui se dispersèrent alors dans le calme.

Le journaliste légèrement nerveux se tourna vers l’intérieur du tram, où au même instant un avocat juif venait de gifler un officier. L’officier lui tendit l’autre joue et dit :

- Notre Seigneur Jésus-Christ nous enseigne : Si quelqu'un te gifle la joue droite, tends-lui l'autre.

Mais l’avocat très ému baissa le bras et se blottit contre la poitrine du soldat. Ils pleurèrent longuement sur l’épaule l’un de l’autre.

Dès lors le journaliste se sentit vraiment mal à l’aise. Il sortit sur la plateforme, se rangea près du receveur et regarda les rails. Tout à coup une vieille dame surgit devant le tramway. Cela se passa si brusquement que le conducteur ne put freiner. La vieille ne put non plus s’esquiver, le journaliste brandit son carnet car un accident imminent était évident. Mais alors le receveur actionna une manette, l’instant suivant le tram sauta de ses rails, dérapa sur le côté pour éviter la vieille dame, il la laissa traverser, puis d’un geste léger, il se replaça dans les rails, poursuivit sa course, et finit par s’arrêter devant le théâtre.

Au théâtre on donnait une pièce de Pál Farkas[2] au bénéfice de l’union des ambulanciers. Comme on l’a su par la suite, l’union des ambulanciers a respectueusement renvoyé la recette en expliquant qu’elle remerciait le théâtre, mais grâce à la bienveillance du public elle disposait déjà de tout ce dont elle avait besoin ; alors la recette fut réorientée au profit d’une autre association de bienfaisance.

Il était impossible de franchir la porte du théâtre tellement la foule était dense. Le journaliste faillit se fâcher, mais on lui apprit que devant, deux messieurs étaient en train de se faire des politesses pour passer la porte.

La pièce était de tout premier ordre : principalement les pianos, les doux chuchotements jaillis du fond du cœur de Monsieur Oszkár Beregi et de Mademoiselle Mári Jászai[3] qui émurent profondément le public. L’auteur fut appelé d’innombrables fois, rappelé sous les feux de la rampe, mais il refusa de paraître. Les spectateurs écoutèrent debout les dernières répliques de la pièce ; puis, après que le directeur les eut assuré que c’était vraiment terminé, ils sortirent progressivement vers les vestiaires où ils reprirent calmement leurs manteaux.

Encore au théâtre, un ami apprit au journaliste que le parlement, compte tenu de sa grande charge de travail, allait tenir séance à minuit ; l’ami l’y invitait respectueusement en tant que collaborateur méritant de la presse : une voiture les attendait déjà à l’extérieur.

Ils pénétrèrent dans l’hémicycle juste au moment où les députés du parti du travail et de l’opposition chantaient ensemble, debout, le Chant des Patriotes avec lequel le président avait ouvert la séance ; le beau baryton viril du premier ministre était agréablement accompagné de la voix basse du comte Mihály Károlyi[4]. Dans un silence de mort le rapporteur de la proposition se leva et prit la parole. Quand il eut fini, un représentant de l’opposition se leva et suggéra avec courtoisie quelques modifications dans l’intérêt du peuple. Alors le rapporteur se releva, exprima sa gratitude pour ces remarques qui lui avaient, comme il le dit, échappé – et là-dessus le rapporteur et le député de l’opposition amendèrent illico les points en question. De bruyants applaudissements signalèrent l’acceptation de la proposition à l’unanimité de la Chambre.

Le journaliste pris de vertige descendit les escaliers en titubant et parvint péniblement chez lui. Il sonna : le concierge apparut aussitôt et ouvrit le portail. Le journaliste lui tendit une pièce, mais le concierge recula et dit :

- Comment pourrais-je accepter de l’argent quand je ne fais que mon travail ? Le contrat de location stipule bien que le locataire a le droit de jouissance de son logement à tout moment du jour ou de la nuit. Comme le dit le grand poète français…

- Je connais ! – hurla le journaliste, et il grimpa les marches quatre à quatre. Un courrier l’attendait. Il provenait de son propriétaire : celui-ci avait l’honneur de lui faire savoir qu’à compter du trimestre suivant il allait baisser son loyer de cent couronnes.

Le journaliste se laissa tomber sur son lit. À cet instant il vit clairement qu’il mourrait de faim car désormais il n’aurait plus rien sur quoi écrire. Il ne lui restait qu’une solution : le suicide.

Il sortit son revolver de sa poche, il l’appliqua sur sa tempe, actionna la détente, et se réveilla.

 

Suite du recueil

 



[1] Ancien restaurant familial réputé dans le Bois de la Ville.

[2] Pál Farkas (1878-1921). Écrivain. Président de l’associations des avocats stagiaires.

[3] Oszkár Beregi (1876-1965). Comédien à succès, émigré à Los Angeles en 1946. Mari Jászai (1850-1926). Une des plus grandes tragédiennes hogroises.

[4] Comte Mihály Károlyi (1875-1955). Premier ministre de la première république hongroise en 1918. Émigré en France au moment du procès Rajk en 1949.