Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
julie et juliette
Personnages :
PÉTER
PÁL
LA SERVEUSE
JULIETTE, JULIE (la
même personne)
La scène se passe
dans la pièce intérieure d’un salon de thé à
Buda.
PÁL (assis à sa table, la serveuse debout
à ses côtés) : Une glace ?... Non, pas
de glace.
LA SERVEUSE : Un alcool, peut-être ?
PÁL : Dites,
ma mignonne, du lait, vous en avez ? Du lait tout simple. Bouilli, avec
deux sucres. Tiède.
LA SERVEUSE : Du lait tiède, bouilli, avec deux
sucres. Entendu. (Elle
s’éloigne.)
PÁL (guette impatiemment la fenêtre,
regarde sa montre, soupire rêveusement.)
PÉTER (arrive à la hâte, cherche,
aperçoit Pál) : Tiens
donc !
PÁL (désagréablement surpris) : Tiens,
Péter !
PÉTER : Tu
es là, assis, tout seul ?
PÁL : Ben
oui.
PÉTER : Pardon.
Tu attends quelqu’un ?
PÁL : Ben…
PÉTER (étonné) : Mon
Pali, c’est vrai ? Pour une surprise, c’est une surprise. Pali
attend quelqu’un. Pali attend une femme. Pali a trouvé la femme de
ses rêves… Celle à cause de laquelle il veut ignorer toutes
les autres… Celle qui l’a condamné à la vie
monastique. Je te félicite. Tu m’en vois ravi. Alors parle, mon
vieux ! Comment elle est la malheureuse ?
LA SERVEUSE (apporte le
lait) : Voici. Du lait tiède, avec deux sucres. (Elle le pose.)
PÉTER : Du
lait tiède, avec deux sucres ?
PÁL (dans un emportement pudique) : Oui !
LA SERVEUSE (à
Péter) : Vous désirez ?
PÉTER (toise Pál,
puis) : Un punch aux œufs ! Avec beaucoup de rhum.
LA SERVEUSE : Un punch aux œufs. (Elle s’éloigne.)
PÉTER : Donc,
la madone dont tu as toujours rêvé.
PÁL (dans un élan rêveur) : Parfaitement !
Comme si mes rêves s’étaient réalisés. (Il remue son lait.)
PÉTER (l’observe) : C’est
doux et c’est blanc.
PÁL : C’est
du lait.
PÉTER : Il
est tiède.
PÁL : Comme
un premier baiser maternel. Doux et silencieux. Et mélancolique.
PÉTER : Fais
gaffe que ça ne tourne pas au vinaigre. Le lait caillé,
c’est acide.
PÁL : Envieux,
tu trouves le raisin est trop vert.
PÉTER (hautain) : Pour moi ? Mon
pauvre ! Moi je n’irais sûrement pas en dégustation
dans ta laiterie centrale, même si tu la remplissais de sucre de raisin.
J’aime le raisin, pressé, sous forme de fillettes. Ou alors
champagnisé.
PÁL (méprisant) : Oui, je
sais. J’en ai entendu parler. Tu files encore le parfait amour. Pour la
énième fois.
PÉTER : La
énième ? La millième, si tu préfères.
Et la première. Dans la première, quand je l’ai
trouvée, étaient incluses toutes celles qui devaient suivre. La
première m’a inspiré pour connaître les autres. Et
les autres m’ont inspiré pour me souvenir de la première. C’est
une seule que j’ai toujours aimée – est-ce ma faute si elle
s’est présentée de façons multiples ? Mais
cette fois, je crois, je n’irai pas plus loin. Dans cette dernière
j’ai retrouvé la première et toutes les suivantes –
en plus belle, plus mûre, plus épanouie, l’essence
même, l’élixir !
PÁL (ironique) : Et… À
quoi ressemble cet élixir ?
LA SERVEUSE (apporte le
punch) : Punch aux œufs, avec beaucoup de rhum. (Elle s’éloigne.)
PÁL (après un silence) : Donc,
brûlante, vertigineuse, un démon à faire bouillir le sang.
Enivrante.
PÉTER : Comme
le punch.
PÁL : Et
tout feu tout flamme.
PÉTER : Comme
la lave. Ignée, déchirante, écrasante.
PÁL : Pense
aux brûlures d’estomac. Tu serais bien obligé de boire un
bon lait calmant.
PÉTER : Ça,
jamais. Je préfère brûler sur le bûcher de
l’amour. Il vaut mieux périr que ne pas le connaître !
L’amour n’est pas la paix et le calme – il n’a rien
d’un havre – rien du giron maternel dans lequel j’ai grandi
– il n’est pas la terre arable léchée par la pluie
féconde pour y faire germer un tendre nourrisson. L’amour est une
forêt incendiée, il noircit l’humus en charbon pour que
même le fils de la génération lointaine puisse s’y
chauffer. Et la femme, symbole, muse et incarnation de cet amour-là
– doit être une flamme fusante et haletante à
l’horizon ; une main comminatoire, elle désigne des merveilles
inconnues, une sombre damnation, la porte des fourneaux – le fer
chauffé à blanc doit grelotter en sa proximité et
quémander de sa chaleur ; il doit continuer à chauffer ce
feu dans l’enfer du désir éternel et infini !
PÁL (ironique) : En bref : une
braise au chaud, une escalope de lave panée, un feu bouilli au gril, un
arc électrique en sueur. Je n’aime pas les amalgames. Entre
plusieurs cuisiniers on perd le bébé – entre tant de
désirs brûlants c’est la joie qui se perd. Le bonheur que
j’imagine ne ressemble pas à tes marmites bouillonnantes. Quand je
pense à l’amour, je sens un flot doux, vibrant qui monte –
l’œil fermé d’une fleur qui balance sous la charge
minuscule de la rosée. C’est dans ce silence doux et blanc que
s’élève la jouissance ; elle est rose comme une vapeur
– elle est plus heureuse et porteuse de plus de bonheur que toute folie
cracheuse de feu. Celui qui a connu son visage et qui s’est reconnu dans
ses yeux, a vu au-delà de lui-même. Qu’est-ce que ta langue
de feu ? Un chiffon jaune criard – c’est ainsi qu’on la
représente d’ailleurs : on agite des bouts de chiffons et on
les éclaire en rouge par en dessous. Le silence du ciel
étoilé, le calme profond de l’éternel miroir de
l’eau pure, tu peux tout au plus les comparer au diamant ou à la
laiteuse opale noble – cette opale laiteuse, je l’ai
découverte. Il en émane un bonheur serein, une bonté
maternelle, un silence, une source rafraîchissante, une joie ruisselante.
PÉTER : Je
déteste les femmes sereines.
PÁL : Et
moi, les hystériques haletantes qui déchiquettent des mouchoirs,
dont les lèvres râlent dans la jouissance, qui embrassent
en mordant. Ta belle est une héroïne des feuilletons,
l’idéal des clients de bordels, image de rêve pour
lycéens, une cuillerée à soupe avant le coucher.
PÉTER : La
tienne, telle que tu la décris, est une future épouse de
pharmacien de province, avec cinq enfants. Une vache. Je n’en voudrais
pas, même si on me payait.
PÁL : Je
refuserais aussi ta vamp des montagnes, ou la couverture de ton
chef-d’œuvre romanesque "La chaude tigresse".
PÉTER : Ha,
ha, le raisin est trop vert !
PÁL : Trop
sucré, au contraire. Il commence à fermenter. Crois-tu que je
n’en aurais pas trouvé des comme ça, dix pour mes dix
doigts, si mon estomac pouvait les digérer ? Il y en a plein des
comme ça, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des femmes. Elles sont
majoritaires, celles qui halètent et gigotent – elles sont aussi
plus facilement accessibles puisqu’elles changent d’amant chaque
minute – il suffit de les siffler, elles laissent tomber le Sauveur pour
un homme nouveau.
PÉTER (énervé) : C’est
ça – tu parles sans doute de ton oie de province, de ta
sainte-nitouche, la petite baveuse. Nul n’ignore qu’il n’y a
pire eau que l’eau qui dort. Ce genre de petite femme innocente,
rougissante qui baisse les yeux, ce sont les plus infidèles, c’est
bien connu – en l’absence de passion qui la lierait à un
homme, il est aussi facile de l’en détacher qu’une montre
gousset sans sa chaîne. N’est fidèle qu’une femme qui
elle-même sait flamber et se passionner, et son feu la martèle en
un, avec l’homme à qui elle a donné son cœur.
PÁL : Jusqu’à
ce qu’un autre ne se pointe. Oses-tu prétendre que ton
démon passionné est plus fidèle et mieux digne de
confiance que mon perce-neige innocent et doux, qui n’a jamais
levé les yeux sur un homme avant moi – qui n’a appris que de
moi, par moi, qu’elle est une femme ?
PÉTER : Ton
perce-neige doux et innocent, je la cuisine et je l’embarque en
l’espace d’une demi-heure, au point qu’elle oubliera
jusqu’à ton nom.
PÁL (fâché) : Ta
beauté d’ébullition soudaine, il me suffira d’un
quart d’heure pour la convaincre qu’elle n’a jamais
aimé un autre que moi, et que tout autre baiser n’était
qu’erreur.
PÉTER : J’aimerais
bien voir ça !
PÁL : Moi
de même !
PÉTER : On
parie ?
PÁL : Parions.
PÉTER : Comment ?!
Tu oses parier avec moi, toi poule mouillée, toi champion pulmonaire,
toi tiède produit laitier, toi fermentation lactique, toi vivante cure
de yaourt à l’usage des nourrissons – tu oses parier de
séduire la femme de mon cœur avec ces
épaules-là ? Alors que tu serais pris de vertiges, tu
appellerais ta nourrice à l’aide, dès qu’elle te
regarderait ! Te rends-tu compte du genre de femme qu’elle
est ? C’est une tigresse, une fière cavale, une
Cléopâtre réincarnée – la femme la plus
exquise de Budapest, qui n’a pas eu affaire à d’autres
hommes avant moi, ils pouvaient crever pour elle ; ce n’est pas pour
me vanter, mais trois hommes ont sauté pour elle dans le Danube de
l’aigle du Pont François Joseph, car elle m’attendait, moi,
sans me connaître – et maintenant que le sort nous a enfin
réunis, tu voudrais nous séparer – toi qui t’es
exercé dans l’art de la séduction des femmes sur une
chétive baratteuse, selon tes propres aveux ?
PÁL : Tu
t’imagines peut-être que toi avec tes pauvres muscles bons pour des
petites mains picorées dans Oscar Wilde et D’Annunzio tu pourrais
en imposer à ma dame au cœur de jeune fille, souriante et pure, la
première femme digne de ce nom que tu aurais rencontrée si tu
faisais sa connaissance ? Mais tu te cacherais sous terre si elle
t’honorait d’un regard ! Sais-tu qui est cette femme ?
Elle est la féminité archaïque, l’Ève
éternelle qui enchante des pavillons de verdure, la muse, le génie
tutélaire et l’égérie, l’idéal
féminin porté aux nues qui sous son auréole passe outre
les saletés et les souillures que les mâles tels que toi lui
pulvérisent de leur colère impuissante. Elle a accepté mes
hommages car je l’ai comprise, et elle m’a aimé – et
maintenant tu prétends nous séparer, toi qui selon tes propres
aveux ne peux être amené à approcher une femme
dépourvue des manigances d’une femelle, une croqueuse
d’hommes affamée et insatiable ? J’oserais
l’âme tranquille vous laisser seuls – tous tes artifices
rebondiraient sans effets.
PÉTER : Moi
aussi j’oserais te laisser seul avec la mienne. Tu ne lui ferais pas plus
de mal qu’un hanneton.
PÁL : Un
quoi ?
PÉTER : Un
hanneton.
PÁL : C’est
ce que nous allons voir. Je te prie donc de m’en donner l’occasion.
PÉTER : Pourquoi
pas ? Toi de même. On verra le résultat. Comment tu imagines
les conditions ?
PÁL (après une réflexion) : Où
se trouve ton démon en ce moment ?
PÉTER : D’ici
un quart d’heure elle sera assise à la pâtisserie La
Citadelle, à cinq minutes d’ici. Elle doit m’y attendre. En
réalité c’est là que j’allais, si j’ai
fait un saut ici, c’est pour lui acheter un certain bonbon au cognac que
l’on ne trouve qu’ici.
PÁL : Si
tu permets, c’est moi qui irai.
PÉTER : je
t’en prie. Je vais même te faciliter la chose. Achète-lui
les bonbons, va à la pâtisserie, tu trouveras une dame seule
à une table dans la salle du fond, vas-y, présente-toi et dis que
les bonbons viennent de ma part, j’ai été retardé,
mais j’arriverai dans une demi-heure. Et moi j’attendrai ici.
PÁL : D’accord.
Toi de ton côté, quand mon amie arrivera, présente-toi et
dis-lui que je t’ai demandé de la distraire jusqu’à
mon arrivée.
PÉTER : C’est
bien pensé. Et on se reverra où ?
PÁL (menaçant) : Cela
dépendra du résultat. Celui de nous qui réussira le
premier d’amener la femme à l’endroit où l’autre
se trouve avec l’autre femme aura prouvé qu’elle le suit
là où il veut, qu’il a réussi à exercer son
pouvoir sur elle. Il sera déclaré vainqueur.
PÉTER : Bravo.
Je peux t’assurer que nous arriverons les premiers à La Citadelle.
PÁL : À
moins que ce soit nous, ici. (Il hoche
orgueilleusement la tête.) À bientôt. (Il vide sur le sol le lait restant.)
Ici.
PÉTER (lève haut son verre de punch) : À
La Citadelle ! (Il boit le restant
du punch.)
PÁL (s’étire et part.)
PÉTER (reste seul, regarde sa montre. On voit
qu’il est un peu inquiet. Il tambourine sur son plateau.)
LA SERVEUSE (approche) : Vous
désirez ?
PÉTER : Emportez
ce plateau. Apportez-moi un verre de lait tiède.
LA SERVEUSE (étonnée) : Après
le punch ?
PÉTER : Après
le punch. Il m’a brûlé l’estomac. Avec deux sucres,
s’il vous plaît.
LA SERVEUSE (prend le
plateau et voudrait partir.)
PÉTER : Une
seconde, ma mignonne !
LA SERVEUSE (s’arrête.)
PÉTER : euh…
Dites-moi, mignonne… Venez donc plus près.
LA SERVEUSE (hausse les
épaules, sourit.)
PÉTER : Dites-moi,
est-ce que je vous plais ?
LA SERVEUSE (le regarde
de profil, ricane) : Si Monsieur me plaît ?
PÉTER : Oui.
Qu’en pensez-vous, si je vous faisais la cour, combien de temps me
faudrait-il pour vous séduire ?
LA SERVEUSE (ricane) : Essayez
toujours !
PÉTER (regarde sa montre, la place sur la table) : Si
je vous disais que…
LA SERVEUSE (regarde vers
la porte) : Quelqu’un est entré.
PÉTER (inquiet) : Qui
ça ?
LA SERVEUSE : Une dame.
PÉTER (range sa montre, puis froidement) : Bon,
allez-y, apportez-moi ce lait, vous pouvez disposer, mon petit.
LA SERVEUSE (un peu choquée) : Là,
vous êtes devenu brutal ! (Elle
s’éloigne, fâchée.)
PÉTER (arrange sa cravate, prend un journal,
s’y plonge.)
(La
femme entre à pas pressés. Elle voit Péter, elle
s’arrête une seconde, elle s’approche, elle lui cache les
yeux.)
PÉTER (n’avait volontairement pas levé
les yeux, murmure pour lui-même) : Elle me prend pour Pál… Elle sera bien surprise quand elle me
lâchera les yeux et découvrira un inconnu. (Il ne bouge pas.)
LA FEMME : Alors, qui suis-je ?
PÉTER : Je
l’ignore, parce que je suis empêché de l’usage de mon
organe qui me permettrait justement de répondre à la question.
Mais, à juger d’après mes sens tactile et olfactif, vous
devez être une dame belle et charmante.
LA FEMME (ôte ses
mains.)
PÉTER (se lève, se retourne, il est
interloqué) : Julie ! C’est vous ?
Qu’est-ce que vous faites ici ?
LA FEMME (peut-être
tout aussi étonnée, mais Péter s’en aperçoit
aussi peu que le public) : C’est moi ! Mais vous, vous
faites quoi ici ?
PÉTER (gêné) : Ce
n’est pas à La Citadelle que vous m’attendiez ?
LA FEMME (ses yeux
étincellent, très en colère) : Oui,
c’est ça, j’y reste assise bêtement et
j’attends… Misérable ! Je t’ai aperçu, je
t’ai suivi. (Menaçante.)
J’étais curieuse de savoir ce que tu fichais dans cette confiserie
pendant que je poiroterais là-bas en t’attendant. (Avec passion.) Tu me prends pour une
femme que l’on peut faire poiroter ?
PÉTER : Mais
non, Julie, pour l’amour du ciel… J’ai tout juste fait un
détour ici… Pour vous acheter des bonbons au cognac.
LA FEMME : Ah oui ! C’est pour cela que vous
vous êtes installé ici, dans cette petite pièce
séparée, le coin des amoureux de Buda ?... (Ses yeux étincellent.)
Qu’est-ce que cela signifie ?
PÉTER (inquiet) : Mais, Julie, pour
l’amour du… Vous ne pensez quand même pas ?
LA FEMME (vivement) : Je
ne pense rien.
LA SERVEUSE (apporte le
lait) : Tenez, votre lait tiède avec deux sucres ! (Elle pose boudeusement le plateau et
s’éloigne.)
LA FEMME (rit
ironiquement) : Ha, ha ! Vous avez commandé du lait
tiède avec deux sucres – mais où sont donc les bonbons au
cognac ? Vous cuisinez maintenant au lait tiède ? (Elle s’assoit.)
PÉTER (suppliant) : Mais Julie…
Vous vous faites des idées. J’avais comme une petite brûlure
d’estomac, je pensais avaler un petit verre de lait, avant d’aller
vous trouver… (Il reste debout.)
LA FEMME (se balance sur
sa chaise) : Je vous en prie, asseyez-vous tranquillement et
buvez ce lait à votre santé. Nous avons tout le temps. Je vais
aussi commander quelque chose. Au pire, aujourd’hui nous n’irons
pas à La Citadelle. On peut très bien rester ici. Ils ont une
autre salle au fond.
PÉTER (gêné, s’assoit.)
LA FEMME : J’espère que vous ne vous sentez
pas gêné. Je me sens très bien ici. Vous savez,
j’aime les tournures inattendues, les aventures, les risques. Et
là, c’est vraiment inattendu, nous nous rencontrons ici, alors que
nous avions rendez-vous ailleurs. C’est une aventure, une surprise pour
tous les deux. Et il me semble que le risque ne manque pas non plus. (Elle se balance dangereusement sur sa
chaise, comme par défi.)
PÉTER (en aparté) : Ciel !
L’autre femme ne va pas tarder, elle s’imaginera… (Péniblement.) De quels risques
parlez-vous ?
LA FEMME : Dieu seul le sait. Des risques imprévus.
Ce rendez-vous par exemple, pourrait se terminer moins idylliquement
qu’il n’a commencé. On sera peut-être en nombre
différent à la fin, un de plus ou un de moins.
PÉTER (en aparté) : Est-ce une
allusion ?... (À haute voix.)
Julie, je ne comprends pas, vous êtes bizarre.
LA SERVEUSE (approche) : Vous
désirez ?
JULIE : Un
punch. (La serveuse
s’éloigne.)
PÉTER : Julie,
je suis heureux que vous m’ayez suivi, mais pourquoi tant
d’étrangetés ?
JULIE (les yeux étincelants) : Tais-toi !
Je vois clair en toi ! Tu es lâche et sournois ! Je ne sais pas
qui est-ce que tu suis en secret, probablement ton ex dont tu n’as jamais
voulu me parler, et dont tu n’arrives pas à te débarrasser,
tu es contraint d’accepter encore des rendez-vous secrets avec
elle… (Elle regarde sa montre en
catimini, ce qui la rend encore plus vive.) Pour la rassurer et la calmer.
Et pour la supplier… Tu as certainement de bonnes raisons de la
supplier… Elle a certainement des droits d’exiger de toi de la revoir…
Je sais tout, je le sens… (Encore
plus vivement.) Je l’ai toujours senti ! Mais je ne suis pas
partageuse ! Je n’en veux pas d’un homme lâche qui
n’ose pas m’avouer ouvertement qu’il en aime une autre…
Je n’ai pas besoin d’un amour cadeau… Je te hais, je te hais,
je te hais, je ne veux plus te voir, j’en ai assez j’en ai fini
avec toi, je te hais, je pourrais te déchiqueter… (Elle torture son mouchoir.) …Si je
n’étais pas dégoûtée à
l’idée de te toucher ! Pouah ! (Elle trépigne.) Honte à toi, mon chéri, (elle se jette à son cou et
l’embrasse) mon seul bonheur (elle
le repousse), même si tu meurs ici à mes pieds, je ne voudrais
plus de toi… (en sanglotant) me tromper, moi ! (Elle regarde sa montre, pendant
qu’elle se jette dans ses bras.) Toi, rien, toi ! (Elle éclate de rire.)
Fripouille ! Qu’est-ce que tu croyais, à qui tu as à
faire ? (Les yeux
étincelants.) N’ose pas m’approcher ! (Elle saute et lui mord les lèvres.)
Tue-moi ! Tue-moi ! Tu souffres… à cause de moi…
tu te rappelles nos baisers ? Je n’appartiens qu’à toi,
tu le sais bien… (Elle saute sur
ses pieds.) Et maintenant, Adieu ! Pour toujours ! (Elle court vers la porte et disparaît.)
PÉTER : Julie…
Julie… Reste ! Quelle femme ! Quelle tigresse !
Cléopâtre ! (Il lui
court après.)
(Courte
pause, la scène est vide.)
LA SERVEUSE (entre par
l’autre porte, apporte le punch) : Voici votre… (Elle voit qu’il n’y a personne
à la table.) Où sont-ils passés ? (Elle pose le punch.) Que d’allers
et venues cet après-midi ici !
PÁL (entre, essoufflé) : Elle
n’est pas là ? Elle n’est pas là ?
LA SERVEUSE : Qui ça ?
PÁL : La…
cette dame… une dame, mais pas celle qui tout à
l’heure… une autre… mais il n’est pas exclu que
l’autre était celle-ci… ou que celle-ci était
l’autre…
LA SERVEUSE : Il y avait bien ici une dame tout à
l’heure… avec le Monsieur un peu farfelu qui tantôt
était assis avec vous. On peut dire que vous en avez des amis
bizarres !
PÁL : Et…
où sont-ils partis ?
LA SERVEUSE : Ils ont disparu. Et moi je suis là
avec mon punch.
PÁL (se frappe la tête) : Ils
sont partis ! Péter est parti avec Juliette ! À La
Citadelle ! Ils m’ont donc précédé ! Je
vais devenir fou !
LA SERVEUSE : Téléphonez donc aux
ambulances, nous avons le téléphone.
PÁL : Moi,
je n’ai pas trouvé son démon à La Citadelle. Le
garçon m’a informé qu’elle était venue
ici… Mais elle l’a prié de ne pas en souffler mot à
Péter, car elle allait revenir. J’ai couru jusqu’ici pour
arriver plus vite qu’elle… (Il
se frappe la tête.) Je suis roulé dans la farine ! Je
suis trompé ! Ils se sont conjurés… C’est lui
qui a dû faire appeler ce démon… Un complot ! Un coup
d’État ! Je suis victime d’un putsch !
LA SERVEUSE (se vexe) : Aucun
punch de chez nous ne peut nuire à votre estomac.
PÁL (lève le poing) : Je me
vengerai ! Je séduirai cette vamp, cette héroïne de
photo-roman, ce fauve à crinière jaune ! (Il court à gauche et à droite,
puis s’assoit à la table et saisit le verre.)
LA SERVEUSE : Eh, dites, ce n’est pas pour vous,
c’était commandé par cette dame !
PÁL (rit amèrement) : Juliette
a commandé un punch ! C’est l’œuvre diabolique de
Péter ! Il l’a fait boire, il l’a hypnotisée, il
l’a séduite.
LA SERVEUSE : Elle n’y a même pas
touché !
PÁL : C’est
pareil. (Il porte un regard violent
autour de lui.)
LA SERVEUSE (veut partir.)
PÁL (la retient) : Dites-moi !
LA SERVEUSE (se retourne) : Qu’y
a-t-il ?
PÁL : Regardez-moi
– comment me trouvez-vous ? Si vous me regardez dans les yeux,
pouvez-vous penser qu’il me suffirait de le vouloir et cinq minutes plus
tard vous tomberiez dans mes bras ?
LA SERVEUSE (effrayée) : Vous
aussi, vous voulez me séduire en cinq minutes ?
PÁL (la fixe) : Venez ici !
LA SERVEUSE (craintive) : Mon
Dieu, je ne sais pas ce que je dois avoir aujourd’hui, tous les hommes
sont fous de moi. (Elle vient plus près.)
PÁL : Encore
plus près.
LA SERVEUSE (s’approche,
mais guette la porte) : Laissez-moi tranquille, on vient !
PÁL (sursaute) : Qui vient ?
LA SERVEUSE : Une dame.
PÁL : Ça
va être son démon ! Disparaissez, vite !
LA SERVEUSE : Tiens, vous aussi vous devenez brutal ?
PÁL : Attendez,
j’ai oublié les bonbons au cognac. Où est-ce qu’on
peut s’en procurer ?
LA SERVEUSE : Par ici, vers la cuisine.
PÁL : Je
vous suis. (Ils s’éloignent
tous les deux.)
(La
scène reste vide un instant.)
LA FEMME (entre à
la hâte par l’autre porte, hésitante) : Je me
suis enfin débarrassée de ce malheureux… J’ai
sauté du tram de l’autre côté, alors que le 27
l’emmène, lui, vers le Luna Parc… Je peux tranquillement
boire mon punch. (Elle s’assoit
devant le punch et se met à le siroter.)
PÁL (entre sur la pointe des pieds. La femme lui
tourne dos. En aparté.) : Elle est là, le
démon. Je devrais commencer par quelque chose de surprenant. J’ai
une idée. (Il se faufile
derrière la femme et lui cache les yeux.) Alors, qui je suis ?
(En aparté.) La surprise que
ça va être quand elle verra un homme inconnu !
LA FEMME (en
aparté) : Ciel, ce cinglé est revenu ! Que
va-t-il se passer ? (À haute
voix.) J’ai déjà dit que je ne veux plus te voir,
lâche-moi !
PÁL : Si
Madame ne souhaite pas me voir, pourquoi devrais-je la lâcher ? (Il la lâche, elle se met debout. Il
est ébahi.) Juliette ! C’est toi ?
LA FEMME (baisse vite les
yeux et dit d’une voix faible) : Oh, Pál !
PÁL (avec une grande joie) : Mon
unique amour… Comme je suis content ! Je suis bête,
j’aurais dû deviner… Et moi j’ai osé te
soupçonner… Comment ça se fait que tu es ici ?
LA FEMME (boudeuse et
amoureuse) : Je n’aurais pas dû venir ?
C’est ici que nous nous sommes donné rendez-vous.
PÁL : Bien
sûr, je dis n’importe quoi. Tu viens d’arriver. Ma douce
colombe… Pure source de ma joie… Si tu savais à quel point
je suis heureux, c’est toi… Comme je suis amoureux, c’est
toi… Comme j’étais jaloux, c’est toi…
LA FEMME (fait des yeux
d’enfant étonné) : Jaloux ?
PÁL : Oui,
en pensée. J’ai eu des idées bizarres. Puis-je baiser
l’ourlet de ta robe ?
LA FEMME (baisse les yeux
et rougit) : Mais Pál !
PÁL : Non,
non, excuse-moi, mon lis blanc. Je ne suis qu’un âne stupide et
méchant. Pardonne-moi.
LA SERVEUSE (entre) : Alors,
que dois-je apporter pour la dame qui va venir de La Citadelle ?
PÁL (en aparté) : Je
l’ai oubliée, celle-là. (À haute voix.) Je vous ferai signe plus tard. (La serveuse s’éloigne.) Mon
perce-neige, ne restons pas ici, des gens vont venir… un stupide couple
d’amoureux… Allons plutôt ailleurs.
LA FEMME (obéissante) : Comme
tu voudras. Tu sais que je te suivrais partout.
(Ils
s’éloignent tous les deux en roucoulant. La scène reste
vide un instant.)
(Longue
pause, Puis Péter apparaît à l’autre porte.)
PÉTER (passe la tête, puis entre) : Alors,
quoi de neuf ?
LA SERVEUSE (arrive) : Monsieur
est revenu ?
PÉTER : Dites-moi,
ma jolie, cette dame ne m’a pas réclamé ?
LA SERVEUSE : Quelle dame ? Celle-là, qui
était avec votre ami ? Celui qui a commandé du lait ?
PÉTER (en aparté) : Je vois.
Le lis blanc est arrivé. (À
haute voix.) Oui, celle-là.
LA SERVEUSE : Elle est sortie apparemment, mais elle va
peut-être revenir.
PÉTER (en aparté) : Julie
s’est quand même sauvée. Je vais la chercher, elle a dû
rentrer chez elle. (Il se dirige vers
l’autre porte, se cogne dans Pál.)
PÁL : C’est
toi ?
PÉTER : Évidemment.
(Ils se toisent.)
PÁL (ironique) : Alors, quoi de
neuf ?
PÉTER (les mains dans les poches, sur un ton
supérieur) : Merci, rien de spécial.
PÁL (met aussi les mains dans les poches) : Je
demande ça comme ça.
PÉTER : Oui ?
Moi aussi, je réponds comme ça.
PÁL : Donc,
tu n’as rien de spécial à me dire.
PÉTER : De
spécial ? Mon Dieu. Je ne sais pas ce qu’il y a de
spécial quand on a décidé quelque chose et on
l’exécute.
PÁL : Vraiment ?
Alors je n’ai rien à te dire moi non plus. C’est pareil pour
moi.
PÉTER : Je
vois.
(Silence.)
PÁL : Si
je comprends bien, tu ne veux pas savoir où est ton démon.
PÉTER : Pas
plus qu’il ne t’intéresse de savoir où est ton lis
blanc.
PÁL (affiche une figure innocente) : Le
lis ? Momentanément je l’ignore. Elle doit bien se trouver
quelque part. Mais en ce qui concerne le démon, elle sera ici dans les
cinq minutes.
PÉTER (prend un coup, mais le dissimule) : Tiens
donc !
PÁL : Tu
ne me crois pas ?
PÉTER : Mon
Dieu, tout est possible. La seule chose que je sache de façon sûre
c’est que le lis blanc sera ici dans quatre minutes.
PÁL (accuse le coup lui aussi, mais se
maîtrise) : Tu m’en diras tant. En es-tu si
sûr ?
PÉTER : Dans
la mesure où on peut être sûr d’une femme que
l’on tient dans son pouvoir.
PÁL : Ah
oui ?
PÉTER : Eh
oui.
(Silence.)
PÁL : Donc,
tu prétends que tu as parlé avec Juliette et que tu l’as
convaincue de venir ici.
PÉTER : J’ose
le prétendre. Et toi, tu affirmes la même chose au sujet de Julie.
PÁL : Je
ne peux pas dire autre chose.
PÉTER : Cela
voudrait dire que nous avons tous les deux séduit l’amie de
l’autre.
PÁL : Pour
moi, j’en réponds, mais j’ai de bonnes raisons de mettre en
doute ton affirmation.
PÉTER : Moi
j’ai de bonnes raisons de qualifier tes dires de simple affabulation.
PÁL : À
ta guise. Alors, où elle est, ta Julie ?
PÉTER : Elle
est dans un endroit sûr. Tu ne l’as sûrement pas vue
aujourd’hui, mon vieux. Mais, si je peux me permettre, à propos de
Madame Juliette, où a-t-elle bien pu passer ?
PÁL : Je
crois bien que tu aimerais le savoir. Et que tu es curieux de voir à
quoi elle ressemble.
PÉTER : Bref,
tu ne me crois pas.
PÁL : Sûrement
pas. Et toi, tu me crois ?
PÉTER : Pas
plus.
PÁL : Alors ?
PÉTER : Alors,
nous allons nous asseoir sagement à cette table, et nous attendrons.
Celui dont l’amie va apparaître…
PÁL : Celui-là
est un pauvre cocu, un prétendant délaissé, un perdant,
qui devra en tirer les conséquences. Je comprends.
PÉTER : Tiens,
prends place. (Il lui désigne une
chaise.)
PÁL (même geste) : Après
toi. Je t’en prie.
(Ils
s’assoient, ils tambourinent sur la table.)
PÉTER : Tu
veux une cigarette ? (Il lui en
offre.)
PÁL : Merci,
j’en ai de meilleures. (Il lui en
offre.)
(Ils fument en silence. La porte
du milieu s’ouvre. Tous les deux sursautent, très nerveux.)
LA FEMME (entre) : J’ai
oublié mon… (Elle se fige.)
PÁL : Juliette !
J’ai perdu ! (Il retombe sur
sa chaise.)
PÉTER : Julie !
J’ai perdu ! (Il retombe sur
sa chaise.)
LA FEMME : Jésus Marie ! (Elle se sauve en courant.)
PÁL (saute debout) : Quoi,
qu’est-ce que tu dis ?
PÉTER (de même) : Comment ?
Qu’est-ce que tu as dit ?
(Ils se regardent immobiles.)
PÁL (un peu perdu) : Tu as dit
quelque chose ?
PÉTER (un peu perdu) : Moi ?
Rien.
PÁL (s’assoit, tête baissée) : J’avais
cru.
PÉTER (de même) : Pas du tout.
(Long silence.)
PÁL (d’une voix faible) : Tu
veux une cigarette ?
PÉTER (de même) : Merci.
(Silence.)
PÁL (doucement, en balançant la tête) : Espèce
de crétin !
PÉTER (de même) : Espèce
d’abruti !
PÁL (de même) : Je suis un
abruti.
PÉTER : Et
moi un crétin.
(Silence.)
PÉTER : Tu
l’as rencontrée quand ?
PÁL : Il
y a un mois.
PÉTER : Moi
aussi.
(Silence.)
PÁL (amèrement) : Nous avons
gagné tous les deux.
PÉTER : Nous
avons perdu tous les deux.
(Silence.)
PÁL (tend la main) : On fait la
paix.
PÉTER (de même) : On fait la
paix. (Ils se serrent longuement et
tristement la main.)
(Silence.)
PÁL et
PÉTER (ensemble) : Écoute… !
PÁL : Je
t’en prie…
PÉTER : Non,
je t’en prie…
PÁL : Je
voudrais te demander…
PÉTER : Je
sais… La même chose que moi…
PÁL : Que…
PÉTER : …comment…
PÁL (explose) : Comment doit
être cette femme vraiment ?
LA SERVEUSE (arrive) : Tenez,
une lettre. De la part de cette dame.
PÁL (sursaute, saisit la lettre, l’ouvre.
Il sort quelque chose de l’enveloppe, regarde, puis la tend à
Péter sans un mot.)
PÉTER (regarde) : Un miroir…
PÁL (la tête baissée) : Elle
était donc comme ça – elle était comme celui qui se
regarde.
PÉTER (laisse tomber le miroir qui se brise) :
Elle était comme ça.
Rideau.