Frigyes Karinthy :  Théâtre Hököm

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"les deux Âmes d’olivia"[1]

ou

La voie de la réussite

 

Personnages :

 

Le rÉdacteur

BezerÉdi

M. malchance

l’appariteur

La dactylo

 

La scène se passe à la rédaction, au bureau du rédacteur en chef

(bureau, chaise, téléphone)

Lappariteur (à la porte, repousse M. Malchance que l’on ne voit pas, mais on entend sa voix) : S’il vous plaît n’essayez pas d’entrer, Monsieur le Rédacteur en chef ne reçoit pas !

Voix de M. malchance (en pleurnichant) : C’est pour une minute... pour le manuscrit... Une seule petite minute...

L’appariteur : Attendez, s’il vous plaît, qu’il fasse signe... (il entre pour vérifier) Il n’est même pas là.

Voix de M. malchance : Je veux voir...

L’appariteur : Attendez dehors, on ne peut pas entrer. (Il le repousse, il referme la porte. Il avance jusqu’au bureau, il dépose des épreuves.)

Le rÉdacteur (entre par la gauche, pressé, il examine des manuscrits) : János !

L’appariteur : Me voici !

Le rÉdacteur (examine les épreuves, tape sur le bureau) : C’est inouï, l’éditorial n’a toujours pas été composé ! On doit boucler dans une heure !

L’appariteur : Ce sera fait à temps, mais l’article de fond ? Il n’a même pas été livré.

Le rÉdacteur (se prend la tête) : Nom d’une pipe ! Une fois de plus je l’ai oublié !... Par chance il pourra être composé plus tard, dans la nuit...  Envoyez-moi Bezerédi.

L’appariteur : Entendu ! (Il s’en va.)

Le rÉdacteur (ouvre un tiroir, sort des manuscrits, les examine et les lance sur le bureau les uns après les autres. Il en examine un plus longtemps, il l’approche de ses yeux. En colère) : C’est inouï ! (Il hoche la tête, il lance le manuscrit dans la corbeille à papiers avec dégoût, il continue de feuilleter les autres.)

BezerÉdi (entre de la droite, portant aussi des manuscrits) : Vous m’avez demandé, Monsieur le Rédacteur en chef.

Le rÉdacteur : Bezerédi, mon petit, il y a un os, l’article de fond exceptionnel n’a pas encore été livré.

BezerÉdi : On le livre toujours à la dernière minute, Monsieur le Rédacteur en chef, de toute façon il n’est composé que la nuit.

Le rÉdacteur : Ce n’est pas si simple, mon petit, pour demain j’ai besoin d’un article spécialement frappant – ce sera un numéro solennel, je veux que l’article de fond soit aussi spécialement original et excellent.

BezerÉdi : Voyons, il nous reste, de la semaine dernière, ce machin sur G.B. Shaw...

Le rÉdacteur (fait un geste de la main) : Ah non... (Il désigne le bureau) Les articles ne manquent pas, plein d’excellentes signatures... Mais pour demain, il me faudrait quelque chose de tout à fait nouveau... une plume fraîche, personnelle, courageuse... la rubrique de fond est trop négligée ces temps-ci, plus personne ne s’intéresse aux grandeurs du passé. J’aimerais bien découvrir une nouvelle étoile, un génie dont le nom n’a pas encore été usé. À la rigueur un débutant.

BezerÉdi (sourit) : Monsieur le Rédacteur en chef, j’ai peut-être ce qu’il vous faut. J’ai entr’aperçu Monsieur Malchance dans le couloir.

Le rÉdacteur (se met en colère, tape dans ses mains) : En effet, cette canaille, cet épouvantail des rédactions ! Savez-vous qu’une fois de plus il nous a refilé Olivia – sous un titre nouveau et un nom différent ?

BezerÉdi : La femme à deux âmes ?

Le rÉdacteur : Oui, oui – je l’ai reconnue sur-le-champ ! Cet homme est une véritable plaie ! Regardez, si vous ne me croyez pas ! (Il fouille dans la corbeille, en retire le manuscrit jeté.) Tenez ! (Il le lit.) "Les deux âmes d’Olivia". La même nouvelle que nous lui avons déjà rendue dix-sept fois en trois ans. Ce salaud en change chaque fois le titre pour nous tromper. Elle s’est déjà intitulée "Destin de femme", "L’homme victorieux", ça a déjà été "Une carrière" ou tout simplement "Femme", ou, avec sensiblerie, "Souvenir" - et que sais-je encore. Olivia s’appelle dans la nouvelle tantôt Erna, tantôt Piroska, tantôt la petite Manci. Mais le texte est chaque fois le même, au mot près. Lisez donc... (Il le lui tend.)

BezerÉdi (ne lit pas dans le manuscrit, il fait un geste dédaigneux) : Je le connais par cœur. « Sa chevelure était rouge bronze, telle le coucher du soleil tropical au crépuscule d’un site sur le Gange... »

Le rÉdacteur (vérifie dans le manuscrit, frappe le bureau) : C’est juste, mot pour mot ! C’est inouï !

BezerÉdi : Il me l’a refilé aussi trois ou quatre fois, sous des titres divers.

Le rÉdacteur (rejette le manuscrit dans la corbeille à papiers) : Mais il ne me le refilera plus ! Notre erreur était de la lui rendre chaque fois, comme ça, il pouvait recopier. J’ai trouvé ce que nous devons faire. Tout simplement, on ne la lui rend plus sous prétexte qu’on ne garde pas les manuscrits.

BezerÉdi : Il la connaît déjà par cœur.

Le rÉdacteur : Oh non, un imbécile de son espèce n’a pas la capacité de retenir toute une nouvelle par cœur.

L’appariteur (revient) : S’il vous plaît, Monsieur le Rédacteur en chef, une dame...

Le rÉdacteur : Une dame ? Quelle dame ? Qu’est-ce qu’elle veut ?

L’appariteur : Je ne la connais pas... Elle n’est jamais venue...

Le rÉdacteur : Ben, faites-la entrer.

L’appariteur : C’est-à-dire, elle ne veut pas entrer.

Le rÉdacteur : Comment ?

L’appariteur : Elle se trouve au salon de l’étage et elle demande à Monsieur le Rédacteur en chef de bien vouloir monter la voir.

Le rÉdacteur : Quoi ?!... Que je monte la voir ?... Moi, le rédac... je ne comprends pas...

L’appariteur (regarde autour de lui, gêné).

Le rÉdacteur (s’approche de lui) : Comment s’appelle-t-elle ?

L’appariteur : Elle a dit que, hum... que... (il lui souffle à l’oreille).

Le rÉdacteur (vite) : Oui... c’est ça... oui, à l’instant...

L’appariteur : Oui, Monsieur. (Il sort).

Le rÉdacteur (rapidement, visiblement gêné) : Mon petit Bezerédi, je reviens tout de suite... des affaires de... hum... de famille... Soyez gentil, profitez-en pour parcourir ces nouvelles, vous trouverez peut-être quelque chose de valable... mais franchement, j’aurais préféré quelque chose d’original... Je reviens de suite... (Il s’en va en hâte, on l’entend crier « János ! János ! Attendez-moi... c’est moi qui... »)

BezerÉdi (s’assoit au bureau, regarde les manuscrits, les annote au crayon rouge).

M. malchance (un long type pâle, chevelu, plein d’amertume. Profitant de l’absence de János, il se glisse prudemment par la porte, il la referme doucement, il s’approche du bureau sur la pointe des pieds. Il se racle la gorge parce que Bezerédi ne l’a pas remarqué, puis il dit timidement) : S’il vous plaît, Monsieur Bezerédi...

BezerÉdi (lève la tête avant de replonger tranquillement dans les manuscrits) : Quoi de neuf, papa Malchance, quoi de neuf ?

M. malchance : Ce qu’il y a de neuf, cher Monsieur Bezerédi, c’est que je viens au sujet de la nouvelle que j’ai déposée avant-hier à la rédaction.

BezerÉdi (sans lever la tête) : Je sais, mon petit. Les deux âmes d’Olivia.

M. malchance (combatif) : En effet, Les deux âmes d’Olivia.

BezerÉdi (même jeu) : « Sa chevelure était rouge bronze, telle le coucher du soleil tropical au crépuscule d’un site sur le Gange... »

M. malchance (rayonnant) : Vous la connaissez par cœur ?

BezerÉdi (même jeu) : Oui. Tout comme la police connaît par cœur l’état civil des récidivistes.

M. malchance (soupçonneux) : Comment vous entendez cela ?

BezerÉdi (même jeu) : J’entends qu’avec Olivia l’affaire est claire, quand les enquêteurs nous ramènent Olivia, sans l’interroger, sans même l’écouter, nous la refoulons directement là où il se doit : la corbeille à papiers.

M. malchance (avale sa salive) : Vous voulez dire qu’elle n’est pas publiable ?

BezerÉdi (même jeu) : Oui. "Les deux âmes d’Olivia" n’est pas publiable. Aucune de ses deux âmes n’est publiable. Olivia n’atteint pas le niveau. On a beau superposer les âmes l’une sur l’autre, les deux ensemble n’atteignent pas le niveau non plus. Dans votre nouvelle il y a un endroit où Olivia demande, les yeux baissés : « Où je vais aboutir ?! » Vous en tant qu’auteur n’avez pas donné de réponse à Olivia. Nous, nous pouvons dire à Olivia où elle va aboutir : à la corbeille à papiers.

M. malchance (résolu) : Vous dites qu’elle n’est pas publiable.

BezerÉdi (même jeu) : Non, mon petit. Non.

M. malchance : Alors rendez-moi mon manuscrit.

BezerÉdi (même jeu) : Certainement pas. Pas la peine d’y compter, mon petit. On ne le rend pas. Pour risquer que vous l’emportiez sur-le-champ dans une autre rédaction, puis deux semaines plus tard le rapportiez chez nous. Pas possible, mon petit. Nous n’avons pas gardé le manuscrit. Et nous avons averti les commissariats de police de provinces et toutes les autres rédactions d’arrêter Olivia où qu’elle apparaisse.

M. malchance : Vous ne le rendez pas ?!... Alors comment pourra-t-on exécuter mon testament ?

BezerÉdi (même jeu) : Quel testament ?

M. malchance : Qu’on brûle le manuscrit d’Olivia avec moi après-demain, au crématorium de Csepel, en aval de Budapest où on aura repêché mon cadavre dans le Danube. (Il tape sur sa poche.) Je l’ai dans ma poche.

BezerÉdi : Tout d’abord : à Csepel il n’y a pas de crématorium. Secundo : pourquoi faut-il brûler illico votre cadavre quand on l’aura repêché ? Savez-vous comme c’est difficile de brûler un cadavre mouillé ? Tertio : pourquoi passer par l’eau ? Plongez directement dans le crématorium. Quarto : pourquoi sauter en fait ?

M. malchance (s’affale dans la chaise derrière le bureau) : Parce que je n’en peux plus. J’en ai trop bavé. D’ailleurs si je ne réussis pas à vendre ma nouvelle aujourd’hui, je n’ai pas d’autre choix. Mon propriétaire m’a flanqué dehors... mon amour-propre... et ma résistance sont brisés... je n’en peux plus... (Sa voix se brise, il se cache le visage.)

BezerÉdi (lève enfin sa tête des manuscrits, il compatit en hochant la tête) : Dites-moi, mon petit, comment est-il possible d’être aussi crétin ?

M. malchance (en larmes, distraitement) : Très bien, merci.

BezerÉdi : Pourquoi vouloir absolument placer votre nouvelle ? Pourquoi vous ne démordez pas de cette idée fixe ? Pourquoi vous a-t-il fallu écrire cette nouvelle ? Il y a tant d’autres branches pour faire carrière. On peut part exemple devenir évêque. Mais si vous avez absolument des ambitions littéraires, pourquoi vous acharner absolument sur cette Olivia ?

M. malchance (éteint) : C’est toute mon âme que j’ai mise dedans.

BezerÉdi : Allons, balivernes. Olivia a deux âmes, vous en avez une, au total ça fait trois. Les trois réunies ne donnent pas un feuilleton acceptable.

M. malchance : Que faire ? Je ne sais écrire rien d’autre que ce qui réside en mon âme.

BezerÉdi : Nous y sommes. C’est là que le bât blesse. Vous avez beau fourrer votre âme dedans, le lecteur s’en fout. Le lecteur, mon petit, veut un conte, une intrigue, une histoire, de l’action. Une action pleine de suspense, digne d’intérêt.

M. malchance : Mais ma nouvelle...

BezerÉdi (avec impatience) : Que le diable vous emporte ! Qu’est-ce qu’il y a dans votre nouvelle ? Un type qui aime une femme, une femme qui n’arrive pas à choisir entre le type et son mari et elle finit par chasser le type. Le type s’en va et souffre, mais il finit par décrocher une grosse affaire ou quoi...

M. malchance (écoute d’abord avec enchantement, puis s’écrie, indigné) : Pas une affaire... il devient célèbre... un écrivain célèbre...

BezerÉdi : Admettons, un écrivain célèbre, je m’en fiche, bref un type qui gagne bien sa vie. Alors elle revient et s’offre à lui...

M. malchance : Plus précisément, elle sent que son âme a changé...

BezerÉdi : Admettons, son âme a changé, je m’en fiche. Alors le type...

M. malchance (se lève, il joue la scène) : Il assiste à la scène avec tristesse et bienveillance et se contente de dire : « Madame, il fut un temps où j'ai beaucoup pleuré; si vous arrivez à me rendre mes larmes, pensez de nouveau à moi. Mais pour l'instant – adieu ! » Et il la quitte... (Il soupire).

BezerÉdi : Eh oui. Justement. Qu’est-ce ? Est-ce une intrigue ? C’est une ineptie, une sensiblerie plate, romantique et stupide, que même les journaux de province ne publient plus depuis les années 1880.

M. malchance (désespéré) : Mais, Monsieur le Rédacteur !... C’est une histoire réelle – c’est arrivé vraiment – et pas en 1880... mais récemment...

BezerÉdi (ironique) : C’est arrivé à qui ?

M. malchance (baisse les yeux).

BezerÉdi : Probablement à vous. C’est donc vous le célèbre écrivain.

M. malchance (pleurniche) : Je le serais – si vous acceptiez mon feuilleton...

BezerÉdi : Si je comprends bien, si nous acceptions votre feuilleton, alors le sujet du feuilleton deviendrait vrai, et vous repousseriez orgueilleusement madame qui sangloterait à vos pieds. Autrement dit, cette nouvelle idiote et ennuyeuse deviendrait du coup bonne du fait de sa publication.

M. malchance (rêveur) : La vie produit des merveilles.

BezerÉdi : La vie, mon petit, est souvent merveilleuse en effet – mais pas votre vie dont vous vous imaginez que personne n’en a vécu de semblable – or elle est d’une banalité à pleurer. Vous croyez que si vous écrivez ce qui vous est arrivé, c’est intéressant, simplement parce que cela vous est arrivé. Or cela arrive à tout un chacun, seulement vous l’ignorez.

M. malchance (dresse l’oreille) : Hum. Vous prétendez donc qu’il faut écrire ce qui arrive à autrui, et pas à soi-même ? (Il réfléchit.)

BezerÉdi : Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne suis pas critique. Je voulais dire que le fait que quelque chose est arrivé ne vaut pas une lettre de recommandation. La chose doit être intéressante, qu’elle soit arrivée ou non. Vous savez quoi ? Elle ne doit même pas forcément être intéressante. Savez-vous comment doit être un feuilleton pour être publié chez nous ?

M. malchance : Comment ?

BezerÉdi : Il doit plaire à Monsieur le Rédacteur en Chef.  Qu’il me plaise ou non, ça n’a pas d’importance, ce n’est pas moi qui le publie. Qu’il plaise ou non au public, ça n’a pas d’importance non plus, car ce n’est pas le public qui publie. C’est à Monsieur le Rédacteur en Chef qu’il doit plaire. Mais c’est justement là le hic, mon petit, c’est qu’il ne lui plaît pas. Pourtant si vous saviez à quel point Monsieur le Rédacteur en Chef a justement besoin d’un article ! Il m’a justement ordonné de lui trouver un bon article pour demain – et il sortirait volontiers un inconnu, un nom nouveau, s’il trouvait quelqu’un. Il suffirait que ce soit quelque chose qui lui plaise.

M. malchance : Qu’est-ce qui peut lui plaire ?

BezerÉdi : Il n’y a que lui qui le sait.

M. malchance (réfléchit, puis se décide) : Bon, je vais le savoir, moi.

BezerÉdi (ironique) : Maintenant, une heure avant le bouclage ?

M. malchance (sursaute, énergique, enfiévré) : Maintenant, une heure avant le bouclage. Ma nouvelle doit paraître, sans quoi je ne pourrai pas me coucher ce soir. Et elle paraîtra ! (Il se plante devant Bezerédi.) Cher Monsieur le Rédacteur, c’est ma nouvelle qui paraîtra demain dans le numéro solennel !!!

BezerÉdi (ironique) : Alors je veux bien avaler le numéro solennel. Comme je vous l’ai dit, votre sujet lui déplaît.

M. malchance : Il lui plaira.

BezerÉdi : Ce sont des sujets tout différents qui lui plaisent.

M. malchance : Il croira que c’est un sujet différent.

BezerÉdi : Les sujets qui lui plaisent sont ceux qu’il aurait pu inventer lui-même.

M. malchance : Il croira que c’est lui qui l’a inventé.

BezerÉdi : C’est un homme vaniteux, il aime bien décider les sujets. Mais comment aurez-vous le temps de l’écrire ?

M. malchance : La seule chose que je demande est qu’on me laisse rencontrer Monsieur le Rédacteur en chef, pour le reste faites-moi confiance. Il me reste donc une heure – l’heure de l’action ! Encore une chose : où se trouve Olivia ?

BezerÉdi (désigne la corbeille à papiers) : Ici.

M. malchance : Très bien.

BezerÉdi : Qu’est-ce que vous lui voulez à Olivia ?

M. malchance : Il est fort probable qu’elle me sera encore utile.

Le rÉdacteur (entre de gauche, à pas pressés. Il est visiblement électrisé, distrait et vif, mais d’humeur bienveillante) : Bon, me voici – revenons à nos moutons !... Pressons, pressons, encore une heure et on boucle !... Bezerédi, s’il vous plaît, le truc... (Il aperçoit Monsieur Malchance, il le regarde d’un air soupçonneux.) Pardon, à qui ai-je l’honneur ?

BezerÉdi (ironique) : Monsieur Lajos Malchance.

Le rÉdacteur (éclate de rire) : Ah – c’est vous ?

BezerÉdi : Il demande à vous parler, Monsieur le Rédacteur en chef, je lui ai dit que vous étiez très occupé...

Le rÉdacteur (bienveillant) : Je peux tout de même trouver une ou deux minutes, cher Monsieur... Moi aussi je voulais vous parler... je veux vous expliquer... Bezerédi, mon petit, est-ce que le tribunal... bref, ont-ils trouvé quelque chose ?

BezerÉdi : Pas encore.

Le rÉdacteur : Bon, laissez, je m’en occuperai. Alors dépêchez-vous, mon petit Bezerédi, on clôture.

BezerÉdi : J’y vais. (Il s’en va.)

M. malchance (s’assoit, affiche un visage malheureux).

Le rÉdacteur (fouille distraitement dans le tas de manuscrits) : Ouais... parlons de votre truc... Monsieur Bezerédi a dû vous expliquer que...

M. malchance (tête baissée, avec une résignation feinte) : Oui, il m’a expliqué. Il m’a dit que ma nouvelle n’était pas publiable, hélas.

Le rÉdacteur : C’est ça, mon petit. L’intrigue est insignifiante, banale, elle ne peut pas intéresser le public.

M. malchance : Pourtant j’ai essayé...

Le rÉdacteur : Essayé, bien sûr vous avez essayé. Mais ce n’est pas l’écriture qui pose problème. L’écriture, je m’en occupe relativement peu. Comme je disais, c’est l’histoire qui n’est pas intéressante...

M. malchance : On ne peut relater qu’une histoire qu’on a vécue.

Le rÉdacteur : J’entends bien – mais ce que vous avez vécu ne signifie pas grand-chose pour les autres.

M. malchance : Monsieur Bezerédi a dit la même chose.

Le rÉdacteur : Vous voyez. Et c’est dommage. Parce qu’il y a en vous une ambition, un enthousiasme. Moi, j’aime beaucoup les jeunes gens enthousiastes. Mais tant que vous vous accrochez à cette unique aventure, seulement parce que vous l’avez vécue, vous ne vous en sortirez pas. Il vaut mieux abandonner. Vous devriez chercher des sujets ailleurs – la vie est si riche.

M. malchance (tristement) : Sauf la mienne.

Le rÉdacteur : Peut-être, mon petit, mais je n’y suis pour rien.

M. malchance (rêveusement) : Oui – j’ai souvent pensé... que je ferais mieux d’observer la vie d’autres personnes... je devrais observer quelque chose de particulier, quelque chose d’original ! Oh, ma vie, comme elle est grise... Tout à l’heure, je vous ai aperçu dans le couloir, Monsieur le Rédacteur en chef...

Le rÉdacteur (vivement) : Quand ?

M. malchance : Je vous ai vu entrer dans le salon... une dame vous y attendait...

Le rÉdacteur (gêné) : C’était tout à fait exceptionnel. Normalement je reçois toujours ici, dans mon bureau...

M. malchance (avec vivacité) : Je sais, je sais, justement... J’ai immédiatement vu qu’il s’agissait d’un cas particulier... Mon problème est justement qu’il ne m’arrive jamais des cas particuliers, exceptionnels... Certaines personnes ont la vie truffée d’aventures uniques, extraordinaires... C’est eux que je devrais observer, ceux qui vivent vraiment, ceux qui font partie de ces grands circuits de la vraie vie... Ceux qui travaillent, ceux qui luttent, ceux qui ont une carrière... Si j’étais comme eux, j’aurais certainement de quoi écrire bien.

Le rÉdacteur (modestement) : Mon Dieu – si c’est moi que vous visez par vos allusions... moi justement pas...

M. malchance (avec admiration) : Ah, vous êtes mal placé pour le savoir ! Votre carrière a été tellement fulgurante que vous n’avez pas eu le temps de méditer, de revoir tout ce que la vie vous a apporté... Mais moi j’ai souvent pensé : mon Dieu, comme elle a dû être intéressante ! Comme elle a dû être variée ! Quelle grande carrière extraordinaire !

Le rÉdacteur (d’une voix onctueuse, vibrante) : Mon jeune ami, croyez-moi, ce n’était rien d’autre que travail et combat. Et si j’ai récolté quelques modestes succès, je le dois à mon seul acharnement, à ce que je n’ai jamais dévié de ma route.

M. malchance : Oui, c’est ce que connaît le public généralement, mais derrière une vie aussi formidable que la vôtre, Monsieur le Rédacteur en chef, il y a toujours des choses que seul un artiste peut comprendre – derrière les coulisses, au moment du départ... quelque chose qui pour un artiste expliquerait tout...

Le rÉdacteur (en souriant) : Essayeriez-vous de me tirer les vers du nez ?

M. malchance : Pas du tout ! J’ai seulement pensé...

Le rÉdacteur : Mon Dieu, qu’aurais-je à dire de particulier ? J’ai été, autrefois, un pauvre jeune home inconnu comme beaucoup d’autres.

M. malchance : Pauvre et inconnu, je veux bien, mais sûrement pas comme les autres. Les autres sont restés pauvres et inconnus, tandis que vous... Parce qu’aux autres, il ne leur est rien arrivé. Tandis qu’à vous il vous est sûrement arrivé quelque chose.

Le rÉdacteur : D’où tenez-vous cela ?

M. malchance (fermement) : J’en suis sûr.

Le rÉdacteur (pensivement) : C’est possible – mais comme c’est curieux que justement aujourd’hui... (Il se lève, se met à marcher de long en large.) Eh bien, il y a du vrai là-dedans... (Il s’arrête soudainement devant M. Malchance, il lui tape sur l’épaule, sourit.) J’ai l’impression, jeune homme, que vous êtes à la recherche d’un thème, hein ? Quelque chose de particulier – quelque chose d’intéressant... une sorte de vécu, hein ? Pour ne pas vous laisser emprisonner dans votre petit monde – pour vous frotter pour une fois à la vraie vie, hein ? Vous savez quoi ? Je vais vous raconter une histoire. L’histoire de quelqu’un, de n’importe qui. Disons, une vieille connaissance à moi. Nommons-la Lui. Ce Lui fut autrefois pauvre et inconnu.

M. malchance (recueilli) : Oui... je comprends. Monsieur le Rédacteur en Chef ne tient pas à faire savoir qu’il s’agit de Monsieur le Rédacteur en chef.

Le rÉdacteur : Allons, arrêtez, ça m’est complètement égal. Admettons que ce jeune homme était un peu du même genre que moi...

M. malchance (brusquement) : Et il a aimé quelqu’un... une femme merveilleuse...

Le rÉdacteur (hésitant) : Et bien – c’est possible...

M. malchance (admiratif) : Veuillez poursuivre... veuillez poursuivre... c’est si intéressant...

Le rÉdacteur : Que peut-on en dire de plus ?

M. malchance : Elle était mariée, n’est-ce pas ?

Le rÉdacteur : Mariée.

M. malchance : Et elle aimait aussi Mons... disons, Lui. Et elle n’arrivait pas à choisir entre son mari et Mons... disons, Lui ?

Le rÉdacteur (le regarde pensivement) : Ce sujet vous intéresse-t-il tant ?

M. malchance (avidement) : Oh, vous ne pouvez pas savoir, Monsieur le Rédacteur en Chef... Ça, c’est autre chose, oui ! J’imagine cette femme que vous décrivez si bien... avec ses cheveux roux... je la vois presque telle que vous la décrivez avec à peine quelques mots... N’est-ce pas, vous avez bien dit qu’elle était rousse ?

Le rÉdacteur (incertain) : Rousse en quelque sorte.

M. malchance : Continuez, s’il vous plaît. Dites pourquoi... pourquoi elle a choisi de rester quand même avec son mari. Parce que ça, je ne l’ai pas bien compris.

Le rÉdacteur : Parce qu’elle croyait....

M. malchance (l’interrompt en se frappant la tête) : Mais bien sûr, comme je suis bête ! De ce que vous m’avez expliqué, Monsieur le Rédacteur en Chef, il ressort clairement qu’elle croyait que le jeune homme ne l’aimait pas assez... Parce que s’il l’aimait, il se battrait pour elle...

Le rÉdacteur : Vous avez raison, elle a dit ça mot pour mot !

M. malchance : Oui, ça existe des femmes comme ça – je sens que ça existe... dans la vie... (avidement). Et puis, que s'est-il passé après ?

Le rÉdacteur : Eh bien, après – le jeune homme a lutté.

M. malchance : Il s’est battu contre la vie – et il a vaincu ! Il est devenu quelqu’un – un homme réussi, un homme célèbre ! Le rédacteur en chef d’un grand quotidien !

Le rÉdacteur (flatté, mais gêné) : Ne l’appelons pas rédacteur en chef, ce serait trop transparent...

M. malchance : Disons, un auteur célèbre – ça revient au même. Et ensuite ? Continuez, s’il vous plaît... C’est si intéressant...

Le rÉdacteur (les yeux froncés) : Oui, je peux poursuivre – puisque ça a l’air de vous intéresser – où j’en étais ?

M. malchance (avidement) : Vous en étiez au jour où elle est venue à la rédaction pour lui dire qu’elle n’en pouvait plus...

Le rÉdacteur : Et qu’il fallait absolument qu’elle lui parle.

M. malchance : C’est cela, naturellement ! Mais qu’a-t-elle répondu quand Monsieur le Rédac... quand il lui a dit ses quatre vérités ?

Le rÉdacteur (stupidement) : Quelles vérités ?

M. malchance : Ce que vous disiez tout à l’heure, que... : « Madame... si vous arrivez à me rendre mes larmes... pensez de nouveau à moi. En attendant – adieu ! »

Le rÉdacteur (curieux) : J’ai dit cela ?

M. malchance (avec admiration) : Mot pour mot – je l’ai encore dans l’oreille. C’est si beau et si personnel, et si chaleureux qu’on ne peut pas l’oublier – et je remarque seulement qu’après cela, il n’est même pas important de connaître la réponse de la femme. Comme ça, avec ces mots, l’histoire est entière, et ronde, et achevée. (Il se lève, pousse un grand soupir.) Oh, mon Dieu, ça oui ! Ce serait un beau sujet !

Le rÉdacteur (souriant) : Ça vous plaît, hein ? Et oui, mon petit, ainsi va la vie.

M. malchance : Si j’étais autorisé à l’écrire ! Quelle nouvelle géniale ce serait !

Le rÉdacteur : Écrivez-la !

M. malchance : Mais ce serait reconnaissable ! Puisque le sujet est tellement personnel ! – Et je ne vais tout de même pas voler votre sujet, Monsieur le Rédacteur en chef !

Le rÉdacteur : Allons ! Un bon écrivain puise ses sujets là où il les trouve – dans la vie !

M. malchance : Mais si je l’écris, la personne se reconnaîtra !

Le rÉdacteur : Eh bien, ne parlez pas de rédaction. Dites que cela se passe dans l’appartement de l’écrivain ! Et inventez un nom quelconque pour la femme – appelez-la, disons, Manci !

M. malchance : Manci ? Mais c’est génial ! (hésitant) Alors, vous me permettriez vraiment de l’écrire, Monsieur le Rédacteur en chef... ?

Le rÉdacteur : Si je vous le permets ? Je vous le demande, je l’exige !...

M. malchance : Ce serait un immense succès !

Le rÉdacteur (modestement) : Je le pense aussi... (il réfléchit) Dites, mon petit, combien de temps vous faudrait-il pour l’écrire ?

M. malchance : Cela ? (fait un geste de la main) Une demi-heure ! C’est une histoire toute prête, il n’y a pas à réfléchir dessus – il n’y a qu’à l’écrire !

Le rÉdacteur (réfléchit, puis tout à coup) : Vous pourriez même la dicter ?

M. malchance : Ça coulerait de source !

Le rÉdacteur (se frotte les mains) : Entendu ! Écoutez-moi ! Je vous envoie tout de suite la dactylo – vous lui dictez la nouvelle, et vous la faite partir sur-le-champ à l’imprimerie, elle paraîtra demain dans le numéro du jubilé !

M. malchance : À vos ordres !

Le rÉdacteur (signe un mandat) : Tenez – c’est l’honoraire maximal ! J’envoie tout de suite l’appariteur à la banque pour chercher l’argent. (Il sonne.)

L’appariteur (entre) : Vous m’avez appelé, Monsieur le Rédacteur en chef ?

Le rÉdacteur : Allez à la banque avec ce mandat et apportez son argent à Monsieur Malchance. Par ailleurs, faites venir Monsieur Bezerédi et une dactylo.

L’appariteur (étonné) : À vos ordres. (Il s’en va.)

Le rÉdacteur (content, se frotte les mains) : Nous publierons demain une nouvelle originale !

M. malchance : Pourvu qu’elle marche...

Le rÉdacteur (sur un ton supérieur) : Faites-moi confiance... Celle-là aura du succès – le public aime les histoires originales, uniques. Soyez rassuré, votre avenir est tracé. Nous nous habituerons à travailler ensemble – (modestement) sous ma conduite, vous m’écrirez chaque semaine une nouvelle.

BezerÉdi (entre) : Vous m’avez demandé, Monsieur le Rédacteur en chef.

Le rÉdacteur : Bravo, Bezerédi, nous avons notre nouvelle pour demain !

BezerÉdi : On l’a ?

Le rÉdacteur (il tapote M. Malchance sur l’épaule. Celui-ci, pendant que le rédacteur est tourné vers Bezerédi, vole son manuscrit dans la corbeille et le fourre vite dans sa poche.) : Monsieur Malchance m’a évoqué un tel sujet... tiré de la vraie vie... (un clin d’œil complice vers M. Malchance), qu’il suffit de dicter et c’est prêt... – un thème de tout premier ordre, je peux l’affirmer ! (vers M. Malchance) Allez, vite au travail, mon petit ! (vers Bezerédi) Dès que Monsieur Malchance a terminé, vous envoyez aussitôt le manuscrit à l’imprimerie...

BezerÉdi (ahuri) : Sans le lire ?

Le rÉdacteur : Sans le lire. Il me l’a déjà récité mot pour mot – c’est une chose achevée, il n’y a rien à relire dedans. Je le répète, elle est excellente. Le succès sera fulgurant, vous savez, je n’ai pas l’habitude de me tromper. Bon ! Une bonne chose de faite. Je cours chez l’éditeur. (Vers M. Malchance) Enfermez-vous ici et ne vous laissez pas déranger.

M. malchance : Entendu.

La dactylo (arrive avec sa machine).

Le rÉdacteur : Ici, mon petit... Le Maître va vous dicter... (La dactylo s’assoit). Bonne chance alors, à plus tard... (Il s’en va).

M. malchance (fait les cent pas).

BezerÉdi (le regarde incrédule) : Dites, avec quoi vous l’avez cuisiné ? Qu’est-ce que vous lui avez administré ?

M. malchance (avec supériorité) : Vous le lirez demain, cher Monsieur Bezerédi. Mais pour le moment (courtoisement, mais fermement) vous m’excusez, mais je ne peux pas dicter si on me dérange.

BezerÉdi (sonné) : Eh ben, dites donc !...

M. malchance : Ne m’en veuillez pas – mais vous avez entendu ce qu’a dit Monsieur le Rédacteur en chef. On est pressé, nous bouclons dans une demi-heure.

BezerÉdi (vexé) : D’accord, d’accord – je m’excuse ! (Il s’apprête à sortir).

M. malchance (le rappelle) : Veillez plutôt à la rubrique judiciaire – on va encore être en retard !... La littérature, je m’en charge, ce n’est pas vos oignons !

BezerÉdi (rigole péniblement) : D’accord... comme vous voudrez (il s’en va en haussant les épaules).

M. malchance (ferme la porte derrière lui) : B…bon. Ces reporters... on a du mal à les encadrer... ils s’imaginent que la littérature est un bureau de presse ! – Bien, Mademoiselle, on peut y aller.

La dactylo (enfile du papier) : Je suis prête.

M. malchance (sort le manuscrit de sa poche) : On y va ?

La dactylo : Je suis prête.

M. malchance : On y va. En haut, comme titre, Olivia... ou plutôt attendez, on mettra le titre à la fin. Laissez sa place en blanc.

La dactylo : C’est d’accord.

M. malchance (allume une cigarette, s’installe dans le fauteuil et dicte, les jambes croisées) : « Sa chevelure était rouge bronze, telle le coucher du soleil tropical au crépuscule d’un site sur le Gange... »

(La dactylo frappe.)

 

 (Rideau)

 

(haut de la page)

 

 Suite du recueil

 



[1] Cette scène apparaît également dans le recueil "Panorama"