Frigyes Karinthy : Théâtre
Hököm
LA
Femme : Mais
arrête donc avec ces trois millions... C’est ridicule !
Qu’est-ce qu’on peut faire avec trois millions ?
Le
Mari :
C’est ton discours, oui, je le connais... C’est tout ce que tu sais
dire, ce geste de mépris, ce « qu’est-ce qu’on
peut faire avec trois millions ? » – c’est ta
politique maison, avec ça que tu m’abrutis, tu me rabaisses, moi
qui aurais pu devenir quelqu’un... cette dissuasion, cette
démotivation, cet assassinat de tout projet, de toute envie, et de toute
espérance qui germe encore quelquefois en moi pour me soutenir, pour me
tirer de cette misère... me disant que moi aussi je peux avoir de la
chance comme tant d’autres... Qu’est-ce qu’on peut en faire,
qu’est-ce qu’on peut en faire !!... Bref, si on ne peut rien
en faire, je n’ai qu’à les jeter au feu ou les disperser
dans la foule... Une autre femme aurait des idées, une autre femme encouragerait
son mari, elle ferait des économies, elle croirait en l’avenir,
elle voudrait quelque chose... alors que tu te contentes de rabâcher
« qu’est-ce qu’on peut faire avec trois
millions ? ». Chaque mot dans ta bouche est vexant et
humiliant !... Rien n’est assez pour toi... rien ne vaut rien... de
ce que je fais...
LA
Femme :
J’en ai assez de tes querelles, je ne réponds même plus.
D’accord, les trois millions ce n’est pas rien, c’est une
fortune formidable ! Achète avec ça les usines Ganz[3], et fais-en un théâtre
d’opérettes, et embauche la Jeritza[4] pour six ans, c’est un bon
investissement, avec tes trois millions.
Le
Mari (en colère) : Ton
humour acerbe m’indiffère totalement ! Oui, avec trois
millions on peut faire des choses intéressantes... à condition
d’avoir trois millions superflus... trois millions superflus, c’est
plus que trente millions nécessaires... car les trente millions, il faut
les dépenser, alors que les trois millions, on peut les placer, les
faire fructifier... on peut faire des expériences avec ça, on
peut les augmenter, on peut les semer pour plus tard...
LA
Femme (sèchement) : Il est admis
depuis toujours qu’un mari à qui une famille confie la
lumière de ses yeux, doit être quelqu’un – ou riche,
ou talentueux, ou bien né, ou un excellent homme, ou au moins beau.
Le
Mari (en s’étranglant) :
Et moi je ne suis rien de tout ça ?
LA
Femme (légèrement) : Je ne
parlais pas de toi, je parlais en général.
Le
Mari : Alors moi, tout en parlant en
général, en proverbes, en aphorismes, sans personnaliser, sans
parler de toi, loin de moi cette idée, je remarque que toi... toi... tu
n’étais ni riche, ni belle, ni cultivée.
LA
Femme :
C’est intéressant. Alors comment ça se fait que tu crevais
d’envie de moi ? Pourquoi fallait-il que, quand je t’ai
éconduit pour la neuvième fois, on cède aux supplications
de ta mère de te sauver la vie, que je chante pour toi un oui salvateur,
pour te faire retirer le revolver de la bouche avec lequel tu risquais à
tout moment de te tirer une balle.
Le
Mari : Ma pauvre mère, elle
s’est trompée.
LA
Femme :
Pourquoi ? Ce n’est pas vrai que tu voulais te tuer ?
Le
Mari : Mais si, c’est vrai. Elle
s’est trompée quand elle m’a conseillé de faire
semblant de vouloir me tuer. Elle s’est trompée sur l’oncle.
LA
Femme : Sur
l’oncle ?
Le
Mari : Sur ton
oncle, sur l’oncle Géza, le nabab, le milliardaire, dont elle
croyait que tu étais sa préférée et qu’il te
doterait richement quand tu te marierais.
LA
Femme (après une pause) : Bref, tu
ne m’as épousée que parce que tu croyais que mon oncle
Géza était derrière moi.
Le
Mari : Oh, je parle seulement en
général.
LA
Femme (vivement) : Bref, je ne suis pas
la favorite de l’oncle Géza, et je faisais seulement semblant de
l’être ?
Le
Mari : Mais non, allons...
LA
Femme (dans une colère grandissante) :
Alors sache que je le suis... Sache qu’il me l’a redit pas plus
tard qu’hier... Même hier, il m’a confirmé qu’il
serait disposé à me léguer son immeuble de quatre
étages sur le boulevard, et s’il ne le fait pas c’est parce que
c’est toi qui en tirerais profit, et qu’il te déteste.
Le
Mari (pâle) : Mensonge !
LA
Femme :
Mensonge ?... Alors écoute bien !... Il a
déclaré qu’il était disposé à mettre
par écrit qu’à l’instant même où je
mettrais un enfant au monde, au même instant il ferait inscrire
l’immeuble à son nom. Parce que dans ce cas, il aurait le
sentiment de me le donner à moi, à moi et à
quelqu’un qui m’appartient !... Je ne voulais pas te le dire
pour t’épargner !
Le
Mari (après une pause) : Et
c’est vrai ?
LA
Femme : Si tu
veux, je lui demanderai le document.
Longue
pause
Le
Mari (regarde sa montre.)
LA
Femme (ironiquement) : Tu as peur de
rater la dame du comptoir ?
Le
Mari (d’une voix douce) : Allons,
arrête... j’ai l’impression que je n’ai même pas
envie d’y aller aujourd’hui...
LA
Femme : Tu n’y
vas pas ?
Le
Mari (sourit) : Ça ne te fait
peut-être pas plaisir si je reste à la maison ?
LA
Femme (hausse les épaules).
Le
Mari : Cette
robe... hum... tu viens de la faire faire ?...
LA
Femme :
Pourquoi ? Elle ne te plaît pas ?
Le
Mari : Si, au contraire... Justement...
Elle est très jolie... Elle te va très bien...
LA
Femme : Ça ne
va pas ? Tu es devenu fou ? C’est bien la première fois
que tu me fais un compliment.
Le
Mari (sourit) : Ce n’est pas de ma
faute si tu me comprends toujours de travers... (Après une pause) Alors ça ne te fait pas plaisir que
je reste à la maison ?!...
LA
Femme (hausse les épaules).
Le
Mari (tend la main, doucement, tendrement) :
Margit...
LA
Femme (boudeuse) : Va-t’en... vilain...
Le
Mari (l’étreint orageusement) :
Vilain... tant pis, appelle-moi vilain... mais sois douce et gentille... (Doucement) alors, je peux rester ?
LA
Femme (hausse les épaules, éclate de
rire) : Oh, toi... quelle girouette...
Le
Mari (vivement,
électrisé) : Prépare du thé... Il nous
reste encore de cet abricot ?... On va se faire une soirée...
à deux.
LA
Femme (se blottit contre lui) : Oh toi...
grand enfant... Qu’est-ce qui t’arrive ?
Le
Mari : À
moi ?... Rien... Que veux-tu qu’il m’arrive ? Je suis
amoureux...
LA
Femme (en ronronnant) : De qui ?
Le
Mari : De
qui !... De qui ! (En
plaisantant) De l’oncle Géza... (Un baiser.) – Pause – (Distraitement)... À
propos, couturière... dis-moi... est-ce que trois millions suffiraient
pour acheter de la layette ?!... (Il
l’embrasse, il l’étreint) Ce ne serait pas un mauvais
investissement... On dit que les prix…